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Le Nouvelliste

PAPJAZZ : un beau lever de soleil et de rideau

Jan. 20, 2020, midnight

Per fas et Ne fas, envers et contre tout, le Festival de jazz de Port-au-Prince nous est revenu pour une quatorzième édition. Non sans mal d’ailleurs ; car après ces mois de «lòk» qui ont mis en loque les énergies, les ressources et le moral de maintes personnes, on ne croyait pas qu’un tel évènement pouvait avoir lieu. Beaucoup de sponsors d’ambassades et de partenaires habituels ont désisté ou se sont abstenus. D’autres, tenaces et téméraires, ont tenu absolument à l'organisation de cette manifestation culturelle, devenue incontournable, sur la carte touristique d’Haïti. Un rendez-vous désormais majeur dans la Caraïbe. Le samedi 18 janvier, la première soirée de concert du PAPJazz s’est tenue au Karibe Hôtel, mettant en vedette de grands artistes internationaux sur la scène Heineken. Soit un lever de soleil … de nuit ! C’est la MC habituelle, la charmante Béatris Compère, qui accueille le public, consistant mais moins imposant que celui de l’année dernière, toujours aussi cosmopolite. Béatris, qui fête son anniversaire, salue chaleureusement l’assistance qu’elle considère comme son plus beau cadeau. Elle annonce le programme qui met l’accent sur trois talents et trois voix au féminin : la chanteuse canadienne et artiste polyvalente Ranee Lee ; la violoniste et vocaliste cubano-suisse Yilian Canizares ; l’incomparable et l’époustouflante Dee Dee Bridgewater, cette star, cette artiste hors-concours. Ranee Lee et ses musiciens.- Après les mots de Pradel Henriquez, représentant du ministère de la Culture et de la Communication, c’était le tour de l’ambassadeur du Canada, pays à l’honneur cette année de nous présenter sa compatriote. Monsieur Stuart Savage ne tarit pas d’éloquence et d’éloges sur cette dernière. Ranee Lee est accompagnée par un quartette : piano acoustique (un noir), contrebasse, batterie, guitare électrique (musiciens blancs). Ranee Lee en est à sa deuxième prestation au PAPJAZZ. Nous gardons un assez bon souvenir de son premier passage en Haïti. Curieusement, cette fois-ci, elle s’est dépassée en allant vers les limites de ses capacités vocales et physiques, de ses aptitudes à l’improvisation. Oui, ce show et ce programme étaient nettement supérieurs aux précédents. La présence de Dee Dee Bridgewater, aurait-elle provoqué un sentiment de saine émulation chez son aînée âgée de plus de soixante ans ? Possible, si l'on veut démontrer qu’on en a de la graine, du métier et qu’on n’est pas une vieille baderne mûre pour la retraite. Virtuosité dans le chant, le scat, le style «Vocalese» mettant des phrases sur des improvisations folles et ultrarapides d’instrumentistes célèbres ; solos appris par cœur. Pas de complaisance dans ses choix. Pas de mièvrerie. Nous avons écouté ses compositions et un à deux standards comme : une samba en mineur où elle cite «Yesterday» de Chick Corea à la manière d’Al Jarreau ; un morceau à la fois swinguant et R’N’B, bluesy, de Dinah Washington ; une sanba-rhumba avec des paroles françaises « Douce pluie» ; «Four» de Miles Davis, bop et fast tempo où elle est la reine en «Vocalese» ; une chanson extraite de «Les Misérables» pièce et théâtre musical de Broadway ; un hommage en scat à Ella Fitzerald ; un hommage à Pat Méthény par son thème «Ticket road», au rythme modifié ; et à la fin un hommage à sa cadette Dee Dee Bridgewater, admiration  assez sincère en onomatopées du scat. Tous ces morceaux sont habilement commentés par le piano, la guitare, la contrebasse et quelquefois la batterie. De bons musiciens. Il y a une pause, comblée par l’excellente bande à pied «follow-jah» avant la performance de la seconde invitée, Yilian Canizares. Yilian Canizares La Cubano-Suisse Yilian Canizares est à sa seconde participation au PAP-JAZZ, la première remontant en 2017. Autant elle nous épatait par ses talents de violoniste habile combinés au chant, la fois précédente, autant elle nous intrigue cette fois-ci par son nouveau projet, « Erzulie» concocté et produit sous l’influence d’amis haïtiens, les Beaubrun de «Boukman Eksperyans», l’orientant à la fois vers la musique vaudou, pendant de la Santeria cubaine, par ses divinités. Yilian Canizares est présentée par Grégory Jean de l’ambassade de Suisse. Elle est accompagnée par deux batteurs et percussionnistes, un bassiste africain de Mozambique, très « funky  and R’n’b», et son invité à la guitare et à la voix, le jeune chanteur et «guitar-hero» Paul Beaubrun aux progrès surprenants, appréciables. Le style et le répertoire se précisent : ceux de son dernier opus «Erzulie», combinant la musique de style néo-folkorique cubaine ou haïtienne, «racines» comme on dit chez nous, a des ferments et éléments pop et Rock, des improvisations modérées de violon et de guitare. Voix, mélodies et commentaires instrumentaux improvisés ou préparés. Beaucoup de 6/8  dans les mesures, affirmées fortement par les percussions rappelant notre yanvalou et ses rythmes apparentés. Il y a les succincts et bons solos de Paul Beaubrun à la guitare saturée. On retient de ces performances : une ballade espagnole, sorte de contredanse lente, avec chant et solo de violon de Yilian Canizares, à la belle voix ; le grand talent de rythmicien et d’accompagnateur de Paul Beaubrun ; un duo de chants avec Paul Beaubrun à la guitare acoustique et Yilian Canizares au violon : la superbe ballade « Nwaye nape nwaye» en mineur, faisant l’unanimité dans l’admiration du public, «Jemia», déesse cubaine de la mer, équivalente de Simbie ou Agréta-Royo en Haïti, très «pop» et funky (basse). Un programme pas du tout ennuyeux, juvénile et plaisant. Allant dans le sens des impératifs de la «World beat». Dee Dee Bridgewater À la fois pièce de résistance et excellent dessert. Dee Dee Bridgewater, la diva du jazz, récipiendaire de trois Grammy Awards et d’un Tony Award. Une maîtrise absolue de la voix dans ses registres allant du grave à l’aigu, en passant par le médium. Elle a séjourné en France pendant quelques bonnes années, elle parle français. Elle réside actuellement à la Nouvelle-Orléans aux États-Unis. La boule à zéro, avec d’épaisses lunettes noires à grande monture. Des pendants d’oreilles voyants, une tenue vestimentaire ensemble chemise et pantalon arc-en-ciel et bigarré, elle part à la conquête du public haïtien en compagnie d’un classique trio ; piano (femme, blanche) ; un contrebassiste jouant «pizzicato» ou se servant d’un archet avec virtuosité ; un batteur. Très jeunes musiciens. Très doués. Dee Dee Bridgewater semble, dans le choix de son répertoire, revisiter l’histoire du jazz, de ses pionniers et de ses célébrités, instruments et voix, pour le public haïtien : «Sometimes I’m happy, sometimes I’m blue» ; «Basin street blues», en hommage à Louis Armstrong, avec une imitation réussie de sa voix ; « God bless the child» pour nous rappeler Billie Holiday, dite «Lady Day», ainsi que «My man treats me so mean», avec imitation d’une trombone à sourdine ; un hommage au grand chanteur français Charles Trenet dans « La Mer», version calypso du côté rythmique ; à la fin la dernière chanson «A foggy day in London town», favorite de Sarah Vaughan. Une reine du scat, du style «vocalese» du chant et de l’improvisation, un répertoire arrangé et commenté par un trio aux brillantes individualités. Que demander de plus ? On est sidéré. On reste coi. Bon lever de soleil et de rideau. Belle et inoubliable soirée, en vérité.