Le Nouvelliste
Le silence à l’heure du confinement
April 21, 2020, midnight
Progressivement, face à cette pandémie qui s’étend, nous réduisons le rayon de nos déplacements, nous nous confinons, et pour certains nous retrouvons face à nous-mêmes, arrachés des forces à nos occupations professionnelles, et pour certains séparés d’être chers auquel on ne tient plus que par la magie des ondes. Même en famille, entre deux livres, entre deux séances de WhatsApp, rien……. le silence…… l’ennui …… retour sur soi …… enrichissement …….. À chacun son silence. Au jeune élève, on impose souvent de garder le silence. Le bavardage étant synonyme d’irrespect envers le maître, signe de distraction, d’inattention. On pourrait voir dans cette obligation la marque d’un mépris, à tout le moins celle d’une dépréciation des sachants à l’encontre d’un ignorant, des adultes vis-à-vis d’enfants qui ne peuvent que balbutier. D’ailleurs ne disons-nous pas : « Ti-moun pa pale nan pawòl gran-moun » ? La première impression de l’obligation du silence est donc celle d’une indignité dont est affligé un incapable. Pourtant, dans toutes les religions, les rituels sont marqués par des moments de silence, où les mots et les orgues se taisent. La prise de parole est entrecoupée de silences qui ne sont pas des temps morts. Silence qui loin d’être vide manifeste la présence de ce qui est ineffable, c’est-à-dire imprononçable. Ces remarques préliminaires nous amènent à réfléchir sur le sens du silence dans un monde où règne le bruit. Le bruit est roi. La pire panne automobile dont on puisse souffrir en Haïti est une panne de klaxon. Nous connaissons l’alphabet du klaxon : bref pour saluer un ami, long et rageur comme si cela débloquerait un embouteillage, répété en staccato léger pour dire à sa fiancée que l’on est devant la barrière. C’est à qui sera doté du plus strident, du plus volumineux klaxon. Et aujourd’hui le dernier chic est de mettre sur une voiture une sirène de bateau. Les sirènes ! L’abus inconsidéré des sirènes, non pour que l’ambulance amène un blessé mais pour qu’un petit chef de rien du tout amène sa belle boire une crème. La somme de tous ces klaxons résulte en une cacophonie envahissante et perpétuelle. La ville nous agresse de ses bruits : les vendeurs, les taxis, les vrombissements de marteaux-piqueurs. À la maison, soi-disant havre de paix, l’on se coupe du reste du monde, l’oreille bouchée par des écouteurs, pour se plonger et noyer toute possibilité de pensée dans un martèlement assourdissant de basses sur-amplifiées. Même les lieux de culte ne s’offrent plus à la méditation ni au silence puisqu’ils sont devenus le théâtre de pasteurs rugissants. Nous sommes, nous subissons le règne du bruit. L’homme s’encombre du bruit pour laisser en lui un vide infécond au prix de sa propre conscience. Il ne s’écoute même pas, comment le pourrait-il ? Il a peur de se retrouver avec lui-même. Il craint de prendre son envol englué comme un rat dans les pièges de la mondanité, de l’apparence, oripeaux dont il craint de se défaire pour ne pas faire tomber le masque couvrant son inexistence. Le silence est effrayant à qui ne sait l’habiter. Le silence est multiple. On peut aimer ou souffrir en silence. Un silence peut être éloquent, mécontent, approbateur, glacial, religieux, méprisant, lourd…. Autant d’adjectifs que d’états psychologiques (Marc de SMEDT, Éloge du silence, Albin Michel, Pais, 1986, 245 pages). Plusieurs expressions populaires se rapportent au silence : clouer le bec, demeurer motus et bouche cousue. Nous connaissons le silence, signe de complicité des amoureux heureux quand les mots deviennent superflus et le silence lourd, aussi épais et palpable qu’un mur rugueux lorsque ces mêmes amoureux boudent. De cette multiplicité d’états du silence, réfléchissons un moment à ce concept présenté comme une obligation pour le séminariste avant l’ordination, pour le vaudouisant avant de devenir hounsi. Cet état représente une attitude, un cheminement vers la perfection. Dans cette perspective, essayons de passer du silence passif et stérile pour faire de notre silence une attitude active et féconde. On peut en effet être silencieux et ne proférer aucun son parce qu’on nous a intimé l’ordre de nous taire. Je qualifierai cette attitude de silence stupide, l’adjectif étant pris ici dans son sens littéral. Stupide, comme frappé de stupeur qui est l’état d’inertie et d’insensibilité profondes lié à un engourdissement général. Dans un tel état, l’esprit s’est arrêté de fonctionner, il est vide de toute action, imperméable à toute information. Il se manifeste souvent physiquement par une expression d’hébétude ou d’avachissement du corps. Ce silence manifeste le vide de l’inattention, le vide la négligence. Arrêtons-nous à ce mot « négligence », nec legere en latin ; ne pas savoir lire, ne pas comprendre. On voit sans regarder, on entend sans écouter. Ce n’est point à cet état d’hébétude que nous devrions nous réduire en demeurant silencieux. Le silence auquel nous nous visons représente le moyen d’instaurer au milieu de tout le vacarme de la vie quotidienne un oasis, un îlot de paix, séparés du fracas moderne. Comme écrit Honoré de Balzac : « Le silence est la sieste du bruit. » Cela ne peut se faire que par un silence qui est d’abord écoute ; écoute de son corps, écoute des autres, écoute de l’Infini. Nous faisons le vide, cette fois-ci pour pouvoir recevoir. Si notre esprit est plein de paroles, de certitudes, de pensées toutes faites, si, pour reprendre l’expression usuelle, nous sommes pleins de nous-mêmes, nous ne pouvons plus rien recevoir. Si avant que d’écouter nous répondons, nous crions notre opinion pour rendre inaudible celle d’un autre (pensons à une célèbre émission de radio du samedi), nous faisons preuve d’intolérance, nous nous éloignons du chemin de la sagesse, nous devenons fous, tout simplement. Il est dit dans les Proverbes 18 :13 : « Celui qui répond avant d’avoir écouté fait un acte de folie… » En gardant le silence, nous reproduisons le vide du vase propre qui va recevoir l’offrande, vase vide réceptacle de la plante et de ses fruits. C’est le vide du ventre de la femme aimante qui s’offre à porter le fruit de l’Amour. C’est donc la place faite à l’Autre, dans toute sa différence. C’est donc le silence d’écoute vécu comme un acte d’amour. Le silence auquel nous aspirons est aussi le silence de la parole maîtrisée. Ne point parler sans avoir, en silence, mesuré le sens et la portée de chacune de nos paroles. Que notre parole, serve à la progression des connaissances, au perfectionnement de celui ou de ceux qui nous écoutent. Que notre parole ne soit pas celle des discussions oiseuses, des paroles méchantes, des affirmations sans fondement. À ce sujet, la sagesse universelle a produit partout des proverbes dont je détache deux issus de cultures géographiquement très éloignées. Le premier vient du Danemark : « Celui qui veut économiser doit commencer par sa bouche. » Le second est chinois : « Tel a parlé toute sa vie qui n’a rien dit, tel autre de toute sa vie n’a point parlé et pourtant n’est jamais resté sans rien dire. » Pour ma part, j’apprécie particulièrement ce précepte soufi qui enseigne : « Si le mot que tu vas prononcer n’est pas plus beau que le silence, ne le dis pas ! » Pourquoi, en effet, enlaidir la création par une parole méchante qui nous reviendra en réponse sous la forme d’une insulte ou, qui sait, d’un coup ? Le silence que nous cultivons est encore celui de la méditation, de la réflexion sur nos savoirs que nous ordonnons pour leur donner un sens et en tirer des leçons de vie. C’est le philosophe Michel Serres qui écrit dans Les Cinq Sens : « Aurais-je vraiment goûté la vie si je n’avais fait qu’entendre ou parler ? Le très précieux de ce que je sais reste entaché dans le silence. » C’est la création du vide de vigilance qui nous permet de ne point s’attacher à une routine ou à un objet ou même à une personne pour pouvoir nous adapter à la vie qui est perpétuellement changeante. Le vide de vigilance, cultivé dans le silence, nous prémunit contre la rigidité mentale et corporelle. On retrouve cette attitude mentale érigée en philosophie de vie dans le Budo, la Voie des arts martiaux japonais. Ce dernier type de silence est l’apanage des grands décideurs, militaires, politiques ou du monde des affaires, qui font précéder les grandes prises de décision de moments de silence. C’est au philosophe Kahn que nous empruntons ces mots : « Le silence offre la possibilité de choisir l’ordre de priorité de toute action. » Le silence est donc une école de la maîtrise de soi, exercice de maîtrise et de perfectionnement qui ne s’arrête jamais. Dans le cadre d’une réflexion sur le silence, je crains que mes propos, paradoxalement, n’aient été trop longs ; est-ce pourquoi je demande au lecteur de me pardonner d’avoir peut-être trop dit. Bernard H. Gousse 1er avril 2020