Le Nouvelliste
Dessine-moi une école haïtienne
May 7, 2020, midnight
Chers Parents d’élèves. Aujourd’hui, la pandémie du Coronavirus nous a tous forcé à garder les portes des nos écoles fermées. Je sais aussi que même ceux parmi vous qui disposent de temps en temps d’électricité et d’internet, n’arrivent pas véritablement à transformer la maison en une école où on apprend comme à l’école. Je sais aussi que la grande majorité rêve que la menace de cette maladie s’éloigne, pour que vite reprennent les activités « normales » de l’école. Avec cette expérience de l’école à la maison, ma question est faut-il justement reprendre l’école « normalement » ? Etes-vous satisfaits de nos écoles? Êtes-vous satisfait de ce qu’on y apprend ? Êtes vous satisfaits de comment on apprend ? Est-ce que ce qu’on y apprend est très utile? Pour commencer, par tradition, nos écoles sont loin d’être organisées comme chez vous. Chez vous, à la maison, on se rencontre autour d’une table, dans la cour, partout où c’est possible pour se parler, discuter et transmettre des valeurs. Nos écoles exigent que tous les élèves s’asseyent en rang sur les bancs et gardent le silence pour apprendre en posant le moins de questions pour ne pas trop déranger la discipline ; Chez vous, vous évitez de montrer une préférence visible pour un enfant, pour ne pas blesser et handicaper les autres enfants, à vie. Dans la majorité de nos écoles, on note, on classe et on récompense ceux qui pensent comme les professeurs et récitent à la lettre ce qui est dans les livres ; Chez vous, vous insistez sur ce que l’enfant n’a pas encore compris et vous ne lui dites pas qu’il a échoué. Vous l’encouragez à devenir vite autonome pour vous libérer aussi. Dans la majorité de nos écoles, quand un enfant ne comprend pas une seule matière, il redouble la classe pour réapprendre toutes les matières et il est chassé après un second redoublement ; Chez vous, vous ne donnez pas vos anciens jouets ou ceux de votre époque à vos enfants. Dans la majorité de nos écoles, les élèves apprennent encore en utilisant les mêmes livres que vous avez utilisés et qui sont pour la plupart dépassés ; Chez vous, les parents sont fiers de montrer que tous leurs enfants ont réussi dans la vie, car ceux qui échouent constituent un fardeau à porter pour les autres. Dans la majorité de nos écoles, moins de dix pour cent (10%) des élèves finissent par avoir un métier certifié ou à rentrer à l’université, et ceux qui réussissent s’isolent vite. Pourtant, le « Peyi lòk » et même la situation d’avant nous a réappris qu’aucun enfant ne pourra paisiblement aller à l’école tant que beaucoup d’autres sont obligés de mendier dans les rues ou de rester à la maison. La situation d’insécurité publique nous a redit que tant que la majorité des jeunes n’aura pas appris un métier utile ou ne pourra pas vivre de son métier, notre sommeil continuera à être troublé, même après un vaccin contre le coronavirus, peu importe où on habite. Chers Parents, à la réouverture de l’école, il faut une autre « normalité ». Il nous faudra reprendre ce pacte pour l’éducation pour poursuivre l’inévitable réflexion et les réformes que la crise actuelle impose aux citoyens comme à l’Etat. Le Coronavirus nous a aussi enseigné que personne n’a de pays de recours quand les frontières sont fermées. Dans un pays avec des ressources limitées, l’école doit nous apprendre à penser, à agir collectivement et solidairement. C’était déjà en partie, le sens du port de l’uniforme unique obligatoire d’abord dans les écoles publiques. Sinon, vous laisserez un pays sans avenir à vos enfants, où certains risquent de vivre confinés à vie à domicile ou dans leur bureau à cause de l’insécurité, certains dans les rues faute de moyens. On vit presqu’une situation de guérilla de basse intensité dans certains quartiers de Port-au-Prince. Aussi, l’avenir dépend des choix et décisions que nous prenons aujourd’hui pour préparer et outiller tous les enfants du pays à faire face aux défis du pays que sont l’ignorance à tous les niveaux, les inégalités sociales, la sécheresse, la pauvreté extrême, voire les défis globaux comme l’environnement. Cela commencera aussi par donner la bonne place à la langue maternelle et à renforcer le multilinguisme. Par ailleurs, dans ce monde du numérique et des réseaux sociaux, où le meilleur côtoie le pire avec leur lot de faux prophètes, nous devons dessiner une école qui insiste sur des savoirs, des valeurs d’éthique, d’autonomie et de pensée critique, comme vous essayez de faire à la maison. De même que l’exigence d’un permis d’enseigner se fait de plus en plus sentir, non seulement pour des raisons de compétences mais aussi de moralité. Nous ne pouvons plus uniquement nous contenter, des belles notes en mathématiques, physique ou chimie, si après nos enfants sont déconnectés de la réalité, et ne peuvent y apporter aucune solution pratique. Vous aurez travaillé pour rien même avec leurs beaux diplômes, car ils risquent de finir chômeurs, mal payés ou de devoir s’exiler, sans garantie d’une vie meilleure, par les temps qui courent. Chers Parents, il faudra inaugurer bientôt l’école de la « nouvelle normalité » pour mieux armer et outiller nos enfants afin qu’ils puissent agir et réussir là où nous avons échoué à construire un pays solidairement, éthiquement et écologiquement responsable. D’où la question, quel pays voulons-nous construire et avec quelle école ? Et si cela vous inspire, reprenons l’année académique « année Gouverneur de la rosée » en relisant avec vos enfants ce classique de Jacques Roumain et pourquoi pas en dessinant le croquis de cette école citoyenne. Retenez que l’éducation de qualité « pour tous » est le premier des vaccins.