Le Nouvelliste
Rendre la gourde rare
Sept. 11, 2020, midnight
En Haïti, les agents économiques spéculent sur la dépréciation de la gourde lorsqu’ils devraient tenter d’agir afin de renforcer la monnaie nationale. Il est vrai que les autorités monétaires et politiques font douter qu’ils sont en mesure de prendre des décisions judicieuses pour stopper la tendance à la dépression de la gourde. Cet article montre comment nos autorités peuvent rendre la gourde rare pour provoquer son raffermissement et rassurer les ménages haïtiens. À travers les politiques d’ajustement structurel adoptées depuis les années 1980, les autorités haïtiennes ont cumulé les décisions qui ont lentement conduit à la dépréciation de la gourde et provoqué l’appauvrissement de millions de ménages. Soutenus par le FMI, les hauts cadres de l’État ont toujours considéré les déficits de la balance courante comme étant les résultats de déficits budgétaires lorsque ces déséquilibres résultaient des mauvais choix et d’allocation des ressources nationales, dont l’épargne. Nos gouvernements se vantent parfois d’avoir signé un accord avec le FMI sans que ces négociateurs n’aient pris les décisions appropriées pour renforcer le secteur productif. Pour corriger ces déficits et stopper la hausse des prix, nos autorités ont choisi de limiter le crédit à l’économie lorsqu’il fallait mieux orienter l’investissement. Alors, ils confinent la gourde dans le rôle passif d’une monnaie dédiée aux paiements courants. Le dollar devient de fait la monnaie de l’investissement et la monnaie refuge. Dans ce contexte, la gourde accumulée dans les dépôts bancaires et les caisses d’assurance sert à des crédits à court et à moyen terme et au financement du logement des ménages. Le reste est converti en dollars. Alors que l’épargne libellée en gourdes est rarement évoquée comme des ressources pouvant améliorer le volume de l’investissement global, les acteurs haïtiens s’attendent à recevoir des investissements étrangers réalisés en devises alors qu’ils n’ont pas réalisé les investissements suffisants dans les infrastructures. Ce scénario dure depuis quatre décennies et réduit la banque centrale dans un état de paralysie. Chaque fois que les autorités monétaires tentent de libérer le crédit, les prix repartent à la hausse ; la balance commerciale se dégrade. Elles sont alors obligées de revenir à la restriction du crédit. Face à cette impasse, nous suggérons de reconsidérer le statut de la gourde en examinant les opportunités de l’affecter à des placements à long terme afin de la rendre rare. Si la gourde était investie et associée aux investissements portés sur le long terme, la masse des gourdes affectées aux dépenses courantes deviendrait relativement moins importante par rapport aux actifs monétaires. Cette stratégie aurait permis de restaurer le pouvoir d’achat de cette monnaie à travers une offre locale plus importante de biens et de services. C’est ce plaidoyer que les économistes haïtiens tentent d’ignorer en dépit des textes qui parlent de cette possibilité. Un petit exemple suffit pour expliquer cette possibilité. Si dans une localité plusieurs individus investissent dans les mangues qui seront exportées, quand six ans plus tard les mangues auront été cueillies, vendues et exportées, les gens de la localité auront reçu plus d’argent. Leur niveau de vie aura été amélioré. Mais beaucoup d’entre eux voudront investir à nouveau. Ils ne vont pas changer leurs gourdes en dollars. Les gens n’ont pas moins d’argent. Ils ont besoin d'un peu plus de gourdes pour financer les investissements à long terme ou prendre des parts dans les entreprises. Alors apparait une pénurie d’épargne longue en gourdes alors que les ménages ont des revenus plus importants. Dans ce contexte, la gourde devient plus rare. C’est la magie de la monnaie. Cet exemple peut être étendu à l'ensemble du pays et appliqué aux infrastructures de production, si elles sont mieux gérées et apportent des services à la production. Si la gourde s'affaiblit c’est parce que les choix de l’État et des particuliers n’ont pas contribué à élargir la base productive à travers les investissements faits sur le long terme. Ce n’est pas la gourde qui fait problème, mais la mauvaise qualité des investissements qui fait diminuer la rentabilité du capital et accélérer la fuite des devises. Quand un pays doit résoudre des rigidités structurelles, il lui faut viser la qualité de l’investissement et tenter aussi d’arriver au point où les infrastructures réalisées peuvent contribuer à élargir l’offre locale de manière substantielle. Le seul inconvénient est que ce processus peut faciliter souvent une redistribution de la propriété que les acteurs peuvent ne pas vouloir accepter. Nous sommes conscients que certains investissements exigent des dollars. D’autres peuvent être réalisés en exigeant un apport moins élevé de dollars. De plus, certaines mesures auraient pu contribuer à augmenter le volume de l’épargne à long terme afin de constituer des ressources d’épargne plus importantes servant à financer. Si la gourde est engagée dans des investissements à long terme, ces dépenses devront provoquer une hausse des prix tout en facilitant l’élargissement de la base productive et la multiplication des emplois. Les prix locaux peuvent croître. En revanche, la dépréciation de la gourde est accompagnée par un renforcement de la basse productive ; elle permet de protéger la production nationale, d’avoir une offre locale plus importante de biens et de services et au pays d’entrer dans une ère plus forte de croissance. Un tel scénario est plausible en Haïti. Cependant le crédit à la production s’oriente globalement vers le secteur de la transformation alors que les investissements allant aux infrastructures de production sont négligés ou pris en charge par l’aide externe. De plus, les normes et les savoir-faire manquent pour soutenir des investissements de qualité et rentabiliser ce capital dans ce dernier secteur. Trois niveaux d’incohérence fragilisent le système monétaire haïtien. En premier lieu, les autorités monétaires n’ont pas établi une politique de l’épargne pour soutenir les investissements à long terme avec la gourde. En deuxième lieu, nos autorités n’ont pas poussé les administrations collectant l’épargne longue, dont l’ONA et la Pension civile, à s’associer à des stratégies de financement à long terme de l’économie nationale. Le troisième vient du fait que les autorités nationales n’ont rien tenté pour porter les entrepreneurs indépendants du secteur informel à constituer des mutuelles de protection sociale afin que ces derniers puissent placer une partie de leurs épargnes circulant ou placées dans des dépôts bancaires dans des placements à long terme. Une masse trop importante de gourdes reste donc en circulation et sert à organiser les transactions courantes, dont les achats de devises. Il faut diminuer la somme des gourdes affectée à des opérations de court terme afin de provoquer la rareté de la gourde. C’est cette opération que les autorités monétaires et politiques haïtiennes devraient consentir afin de résoudre la crise de la monnaie et de la croissance en Haïti. Il vaut mieux un taux d’inflation relativement élevé facilitant un élargissement de la base productive qu’une restriction du crédit qui conduit à la décapitalisation des entreprises, car si la monnaie est stérilisée, tôt ou tard, elle sera dévalorisée par la hausse des prix. Rendre la gourde rare revient à déplacer l’épargne interne des investissements essentiellement portés sur le court terme afin de l’affecter à des investissements portés sur le long terme qui rapportent plus que les placements en dollars. Cet objectif requiert des autorités politiques et monétaires de définir les investissements et les secteurs où l’épargne en gourdes peut être affectée en s’associant aux autres investissements qui peuvent être faits en devises. L’essentiel est que la base productive se consolide et que la production nationale devient plus importante. Cependant beaucoup de mesures nécessaires au recadrage de la gourde se décident dans la sphère politique. Les autorités nationales devraient porter des entrepreneurs indépendants œuvrant dans le secteur informel à participer à des dispositifs de protection sociale et de collecte de l’épargne, établir des règles pour garantir les droits des cotisants, fixer les normes de gestion et de rentabilisation des infrastructures de production, définir une politique commerciale servant à assurer des débouchés pour la production nationale. La littérature qui en parle existe en Haïti. Mais les autorités refusent de financer la recherche afin que les idées puissent circuler en tant que bien publics, soient discutées, que les agents de l’administration et toute la société puissent se les approprier afin d’exiger de nouvelles politiques. Autrement dit, la réforme de l’université est aussi une condition de la réforme de l’économie haïtienne et du renforcement de la gourde. Frédéric Gérald Chéry Docteur ès sciences économiques