Le Nouvelliste
Robert Paret : l’art plus fort que le virus
May 6, 2020, midnight
Sur la table sont éparpillés, dans un savant désordre, les tubes de couleur et les pinceaux, les boîtes de toutes sortes et, parmi le capharnaüm délicieux, des œuvres déjà peintes qui sourient au soleil comme des sirènes après le bain, une page blanche. Elle est là, elle attend. À l’entour, on aperçoit le décor d’une cour recouverte d’un grillage anti-moustique, pour profiter de la piscine sans offrir ses fesses aux maringouins qui abondent dans les parages. Nous sommes en Floride, dans une de ces banlieues qui s’étirent à l’horizon sans fin et qui égrènent leur semis monotone de piscine et de jardins ainsi couverts pour tenir à distance une nature pas forcément accueillante ni amicale. C’est un milieu humide entouré de sauriens voraces et de moustiques féroces. Cela pourrait être vite infernal sans le grillage, me dis-je aussitôt, en voyant ce dispositif impressionnant qui donne l’impression d’être en cage. Robert Paret présente son atelier, un abri provisoire chez des parents. Il est seul et sa voix exprime une sourde inquiétude. La caméra balaie l’atelier et dévoile sur les murs des tableaux, des affiches, disposés avec goût. Le panoramique de ce post, de la gauche vers la droite, hésite en bout de table et revient se fixer sur l’oeuvre en cours. Le confinement est total. C’est pourtant cerné de près par les animaux sauvages et le virus infâme que l’esprit s’élève au-dessus des contingences de la maladie, de la mort aux aguets et des miasmes morbides du marais pour explorer les sphères toujours plus vivaces de la création. Les oeuvres sont de dimension réduite, adaptée à l’urgence de dépêcher des choses d’un format qui expriment la fragmentation du moment. Puisqu’il n’y a plus de sécurité que dans le confinement, puisque l’individu est assigné à l’espace restreint de sa singularité, puisque la quarantaine s’impose comme la condition de la survie, l’art (toujours à contre-courant des passions qui nous divisent) se donne pour tâche de mitiger cette souffrance, de rédimer ce deuil. Robert Paret, dont on n’entend que la voix dans la vidéo, présente le plus sobrement du monde son atelier. Provisoire, parce qu’il est en confinement en Floride. Je reconnais au passage quelques oeuvres aperçues sur sa page Facebook. Il y expose régulièrement son travail avec une générosité qui me l’a fait adopter tout de suite comme un modèle de générosité. Si l’art adoucit les moeurs, pourquoi attendre ? Autant partager tout de suite les bonnes choses de l’âme, semble affirmer cet artiste boulimique qui doit vivre un pinceau entre les doigts : chaque jour une oeuvre nouvelle. D’exposer tout de suite au regard des autres ce que l’on produit de plus cher, de plus personnel, sans rien attendre en retour est devenu la dernière forme d'héroïsme non suspect de vanité de notre époque. On s’expose, on se découvre, mais c’est sans vanité, sans danger et sans victoire. Il n’y a ni fama, ni argent à en attendre. Juste le plaisir de partager quelque chose de soi. Le don dans sa simplicité ingénue et la pureté gratuite du partage. Ni fama, ni argent. L’homme a atteint l’âge où ces deux vanités ont cessé depuis longtemps de faire danser les sens. Il est du genre droit dans ses bottes : aussi à l'aise avec ses pinceaux que tranchant avec sa plume. Car en plus d’être un bon peintre, Robert Paret est aussi un redoutable polémiste. Ses interventions dans la presse sont lues à la loupe par un public de fidèles. Il aime se saisir des questions d’actualité, portant volontiers le fer contre l’opinion commune sur des sujets de société sensibles. Il aime surtout se saisir des pinceaux pour croquer à vif le réel. Ses tableaux sont des impromptus. Toutes les nuances de l’âme haïtienne sont convoquées pour exprimer à la fois la profondeur de la détresse, la proximité de la douleur dans les moments que nous traversons, mais aussi, parfois, une allégresse ingénue faite de fraîcheur lyrique et couleurs apaisées. Son tableau «Un cri», qui reprend un titre célèbre d’Edvard Munch, est moins abstrait et moins désincarné que le modèle, mais la stupeur exprimée est la même, augmentée d’une touche d’hallucination vodou qui donne au désespoir une dimension sacrée, presque sacrificielle. S’il serait prétentieux de tenter ici une présentation analytique de l’oeuvre immense de Robert Paret, du moins peut-on inviter à la découvrir ceux qui l’ignorent encore. C’est devenu un tel lieu commun de dire que les Haïtiens sont des artistes résilients, que cela n’a plus grand sens de dire qu'un peintre haïtien inspiré relève ainsi les défis de la trivialité du moment. C’est pourtant par un surcroît d'énergie, une sorte de feu sacré que même sous la menace du coronavirus, Paret arrive à créer ses plus belles oeuvres et les plus sublimes, car sans vous le cacher, les temps sont difficiles. Il fait parfois le choix d’une palette soit monochromatique, soit limitée à un ocre terreux, un violet funèbre et un noir sépulcral. Sans doute pour tirer jusqu’au dépouillement la simplicité des formes qui témoignent de la solitude, de la détresse du confinement. Ce sont alors les traits et les lignes qui prennent de l’importance et révèlent une complexité de plans qui s’imbriquent sans passerelles et sans ponts. Les éléments sont détachés dans un clair-obscur vitellin qui tient lieu de matrice pour la maturation de l'oeuvre. Lorsqu'en revanche, il se laisse aller à une figuration plus abstraite, il se produit une floraison de couleurs qui dévoile les extraordinaires ressources de Paret comme coloriste. Certaines pièces sont des vèvè fringants qui rendent manifeste pour les fidèles la présence du dieu. Une réelle énergie émane de ce travail et je ne pouvais me contenter de m’en nourrir sans rendre à l’artiste l'hommage qui lui est dû, de son vivant et du mien, car nous sommes tous menacés. Or il n’y a rien de pire qu’une occasion perdue de dire merci. On dit que chez nous, les gens sont si jaloux qu’ils n’applaudissent qu'eux-mêmes. C’est vrai, jusqu’au jour où on tombe sur une vraie valeur et alors, trêve de vanité, au grenier les réflexes mesquins, et tout le monde se reconnaît dans le miroir tendu d’une main inspirée par le poète à son génie. Je partage à mon tour ces lignes griffonnées à la hâte, non pour me pousser en avant à mon tour, mais pour encourager cet artiste dont le tragique cri d’alarme pour demander son rapatriement au pays natal m’a touché comme un chant de cachalot, en plein coeur. Surpris en pays étranger par le décret de confinement, l’artiste se retrouve dans une situation de double exil : coupé de son pays natal, et privé de tout contact avec ses familiers puisque confiné dans un atelier avec ses pinceaux et ses couleurs. C’est dans cette métaphore vivante de la condition du créateur que survit le bonheur, et c’est dans la plus poignante solitude que le génie sublime sa douleur. Ses aquarelles sont autant de S.O.S lancés aux autorités de son pays natal, mais ce sont aussi des bouteilles à la mer car en période de confinement. Tant de bouteilles jetées à la mer. Mais combien seront reçues ? Combien en vaudront la peine? Celle-ci m’a fait le privilège de naviguer jusqu’à moi. Ce serait idiot de ne pas recevoir le message, et triste de ne pas dire merci. Surtout que nous partageons, lui, moi, comme tant d’autres, la même frustration du confinement en pays étranger lorsque, pressé.es par la nostalgie, l'urgence médicale, etc. l’envie nous prend de rentrer au pays natal.