this used to be photo

Le Nouvelliste

La nation haïtienne face à l’héroïsme et l’honneur

Nov. 27, 2019, midnight

Le triste sort des héros de l’histoire haïtienne. Il sera fort difficile de trouver un héros de l’histoire haïtienne dont le sort n’a pas été, sinon funeste, certainement malheureux. Cappoix-La-Mort, le plus représentatif d’eux tous, qui s’est illustré lors de la bataille de Vertières le 18 novembre 1803 par son courage exceptionnel, par la vigueur inspirante de sa foi en la lutte contre l’esclavage des Noirs, a été trahi puis fusillé à Limonade le 19 octobre 1806. Jean-Jacques Dessalines dont la bravoure, l’intelligence militaire et l’engagement profond pour la liberté universelle étaient connus de tous, qui avait conduit la guerre de l’indépendance d’Haïti en tant que général en chef de l’armée indigène, a été trahi, assassiné, traîné à travers les rues de Port-au-Prince et coupé en morceaux le 17 octobre 1806. Plusieurs années après sa mort, il était interdit de prononcer son nom dans l’espace public et au niveau des institutions étatiques. Il y a aussi Henri Christophe, qui a été un soldat hors-pair, qui avait défendu la ville du Cap contre l’armée française en opposant une résistance extraordinaire au général Leclerc, qui a érigé la magnifique citadelle La Ferrière : il a été contraint au suicide le 8 octobre 1820, suite au coup d’État perpétré contre lui. Et que dire du Premier des Noirs : le génial Toussaint Louverture ? Après avoir été lâché par ses généraux, trahi par Bonaparte, il fut exilé et emprisonné au fort-de-joux, en France, où il mourut de froid. Charlemagne Péralte, pour sa part, héros de la résistance contre l’occupation étrangère, a été trahi par un de ses proches collaborateurs, assassiné par les soldats américains, crucifié, puis exposé sur la place publique de la Grande Rivière du Nord le 1er novembre 1918. On pourrait citer plein d’autres noms de héros haïtiens au sort funeste, tels François Makandal, Dutty Boukman, Sanité Belair, Boisrond Tonnerre, Magloire Ambroise, Benoit Batraville, etc. Victimes de trahison et tués par des compatriotes. Faudrait-il se mettre à penser que nous, les Haïtiens, nous avons un problème plus aigu que les autres sociétés avec l’héroïsme ?  Aurions-nous une tendance plus prononcée à détruire nos héros et à développer une certaine résistance à honorer les actes nobles ou remarquables posés par nos semblables ? Périclès parlait-il donc surtout de nous face à nos héros en affirmant que « ce qui nous dépasse excite l’envie et en outre la méfiance » ?    La construction sociale de l’héroïsme universel « … et je crois que la naissance n’est un bien que pour ceux qui, du milieu de ce corps périssable, ont laissé, par leurs vertus, un souvenir éternel d’eux-mêmes ». Ainsi le célèbre orateur grec, Lysias, termine son propos dans son Éloge funèbre des guerriers d’Athènes morts en secourant les Corinthiens. Il n’existe probablement pas meilleure citation pour illustrer l’essence même de l’héroïsme : obtenir, au bout de l’effort, par le don de soi, une honorable immortalité dans la mémoire des peuples. Il s’agit d’abord et avant tout de valeurs, de croyances et de pratiques instituées, socialement partagées et codifiées par des normes. Les actes héroïques représentent des constructions sociales comportant une triple dimension culturelle (du fait de leur apport à l’histoire et aux récits mythologiques), politique (en raison de leur association au pouvoir et de leurs effets sur l’organisation de la vie publique) et éthique (parce qu’ils touchent au cœur même de la question de l’excellence et du mérite). Les sociétés humaines produisent et vénèrent des héros afin d’asseoir et de préserver leur cohésion sociale, de justifier un certain ordre social et surtout de prouver que les principes et les valeurs qu’elles glorifient peuvent être incarnés et personnifiés. Le héros est construit pour inspirer le sens du devoir, le courage, la grandeur d’âme, l’idée du bien, l’exceptionnalité de l’intelligence, le génie de la création, la transcendance d’une cause, la beauté d’un sacrifice. C’est  la figure d’Achille devant les murs de Troie. C’est la figure de Rosa Parks dans l’autobus de Montgomery. C’est la figure de Mamoudou Gassama, escaladant à mains nues la façade d’un immeuble de Paris pour sauver un enfant en danger de mort. Ce sont les figures de héros produites par DCU et Marvel (Superman, Batman, Wonder Woman, Spiderman, Thor, Black Panther, etc.) qui nourrissent nos rêves de superpouvoirs et nous invitent à aller au bout de nos potentiels.  « L’héroïsme constitue donc un système de classement des hommes et des actions. Il permet à la société d’évaluer sa conduite par rapport aux normes auto-instituées, associées aux ancêtres. » (Jean-Marie Apostolidès, 2003). Mais les hommes et les femmes classés hors du commun, supérieurs aux autres, sont aussi ceux-là mêmes qui nous renvoient en miroir à nos faiblesses, nos petitesses et nos bassesses. Les humains que nous sommes sont souvent tentés de les rejeter, sous une forme ou une autre.   La banalisation haïtienne de la grandeur Il y a fort probablement autour de nous des héros et des héroïnes qui posent des actes courageux, extraordinaires, empreints de grandeur, pour sauver des vies et donner du sens à notre collective existence. Pourtant, nous ne les voyons pas. Parce qu’ils nous ressemblent trop. Nous sommes plus enclins à débattre des prouesses de tels bandits et à trembler de peur en évoquant leurs noms. Nous connaissons leurs histoires de fond en comble, ce qu’ils aiment manger, ce qu’ils aiment boire.  Nos enfants récitent leurs noms-vaillants comme ils le feraient d’un catéchisme : Grenn Sonnen, Ti-Je, Bout Jean-Jean, Ti-Lapli, Sonson La Familia, Arnel, Canal du Vent, Barbecue, etc. Mais depuis la création de la police nationale, depuis la remobilisation des Forces armées d’Haïti, nous ignorons les noms des militaires et des policiers qui auraient posé des actes héroïques. D’ailleurs, comment le saurions-nous ? Quels mécanismes institutionnels ont été mis en place au niveau de ces institutions pour identifier, récompenser et promouvoir l’héroïsme? C’est nettement plus facile de se mettre d’accord sur les bavures, les abus et même les exactions qui auraient été commis par ces agents des forces de l’ordre. Et pour cause ! Il y a les nombreux rapports élaborés par les organismes de défense des droits humains à ce sujet. Mais ces organismes ne produisent aucun rapport annuel, semestriel, mensuel sur celles et ceux qui accomplissent toutes sortes d’exploits pour sauver des vies en Haïti. Est-ce à dire qu’il n’en existe pas ? Notre Haïti contemporaine serait-elle une nation sans héros, sans héroïne ? La vérité c’est que l’on ne nous a pas appris à les reconnaître. Ni à la maison, ni à l’école. N’est-ce pas significatif que celles et ceux qui nous ont toujours été donnés en exemples n’ont été reconnus comme héros que dans des contextes de résistance contre des étrangers, en 1804 et en 1915 ? Ne pouvons-nous reconnaître comme héros que ceux qui prennent des armes pour nous défendre contre des envahisseurs exogènes portant atteinte à notre souveraineté ? Ces héros du passé que nous magnifions aujourd’hui, comment ont-ils été honorés de leur vivant ? Pour les Français, Dessalines était un esclave rebelle. Pour les Américains, Charlemagne Péralte était un bandit dangereux. Que sont pour nous, aujourd’hui, ces journalistes qui mettent leur vie en danger – en  bravant la corruption – pour nous tenir informés, ces acteurs de la société civile qui affrontent des réseaux de trafiquants pour sauver un enfant de la traite des personnes,  ces secouristes et ambulanciers qui traversent les barricades enflammées, en dépit des menaces de mort, pour apporter des soins à ceux qui en ont urgemment besoin? Si la philosophe Hannah Arendt (1963) faisait remarquer, après avoir observé l’Europe des années 40 et 50, que c’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal, il ne serait pas inapproprié de signaler, au regard de la société haïtienne, que c’est du trop-plein de l’égalitarisme dont s’abreuve la banalisation de la grandeur. A force de vouloir être égaux à tout prix, nous avons désappris la reconnaissance de l’exceptionnalité héroïque.  Avons-nous un système national de distinctions honorifiques ? En Haïti, il est courant d’entendre parler de celles et ceux qui ont été décorés de l’ordre national de la légion d’honneur française, qui ont reçu des prix littéraires français (Renaudot, Médicis, RFO, Femina…), qui ont reçu toutes sortes de distinctions honorifiques aux Etats-Unis et au Canada. Nous nous en réjouissons. Nous nous en enorgueillissons. Car dans ces pays, les élites accordent une haute importance à l’excellence et à l’héroïsme. Car dans ces pays, les autorités politiques ont institué des mécanismes nationaux, impartiaux et transparents pour honorer les plus méritants et les plus courageux. Nous sommes toujours fiers de voir ces pays honorer nos compatriotes, car nous sommes convaincus que cela a été fait sans aucun favoritisme. Cependant, nous sommes très peu à savoir qu’il existe un système national de distinctions honorifiques dans notre propre pays et comment il fonctionne en termes institutionnels. Le 21 juillet 2011, le président Martelly avait décoré Bill Clinton de  l'Ordre national Honneur et Mérite au grade Grand Croix plaque or. Le 19 juillet 2012, le président avait décerné la médaille de l’Ordre National Honneur et Mérite au grade Grand Croix plaque argent à l’ambassadeur américain Kenneth Merten, au palais national. Le 21 décembre 2012, la même distinction a été décernée à l’ambassadeur français Didier Le Bret. Le 11 septembre 2015, le président de la République a remis cette même plaque à l’ambassadeur américain Pamela White. Le 6 octobre 2015, le Français Olivier Bottrie  a été promu dans l’Ordre national Honneur et Mérite par le président. La question maintenant est de savoir combien de compatriotes haïtiens ont reçu une distinction honorifique aux rangs de l’Ordre national, de la part du président Martelly durant tout son quinquennat. Il serait intéressant également d’aller vérifier quels présidents avant et après lui ont pris le soin de décerner un titre honorifique à un héros national. Certes, il existe plusieurs initiatives en Haïti pour récompenser l’excellence et honorer les plus méritants dans certains domaines. Mais, hormis le football, elles ne revêtent pas toujours le caractère national, ne jouissent pas vraiment d’un prestige insufflé par la puissance publique et se terminent rarement sans de virulentes contestations. Tout porte à croire, au bout du compte, qu’en Haïti les prix littéraires, les compétitions musicales, les concours de beauté, les prix scientifiques ne font l’objet d’aucune politique nationale de distinctions et d’honorabilité. A l’occasion de la fête du Travail et de l’Agriculture, le 1er mai et en célébration de la Journée mondiale de la fonction publique le 23 juin, certaines initiatives des autorités de l’État haïtien ont voulu que des plaques d’honneur soient décernées à des fonctionnaires. Bien que louables, ces démarches de promotion et de reconnaissance des valeurs républicaines, tels l’altruisme, le désintéressement, le professionnalisme, n’ont pas pu s’inscrire dans la durée et la régularité. Quels sont donc les héros de notre temps qui auront le magnifique courage et l’extraordinaire intelligence de nous sauver de ce système qui veut étouffer les meilleurs d’entre nous dans un panier de crabes ?