Le Nouvelliste
Au-delà de ce qui se passe sur le marché des changes, les explications du professeur Frédéric Gérald Chéry
Sept. 11, 2020, midnight
Le Nouvelliste : Ce 9 septembre 2020 des banques refusent d’acheter plus de 50 dollars des particuliers. C’est à cause ou grâce à la gourde rare ? Frédéric Gérald Chéry : La gourde rare n’est pas la cause principale. L’incertitude perdure sur l’orientation de la politique économique et les fondamentaux de l’économie. Les leviers de la politique monétaire sont déficients. La politique de l’épargne est inexistante. Les connexions entre monnaie et secteur réel sont inadéquates. Les ministères n’ont pas de liens utiles avec les acteurs économiques afin de faciliter la valorisation de l’épargne et la collecte de l’impôt. Cependant, une nouvelle réflexion sur la gourde démontre qu’il est possible d’avoir sur le marché local des actifs financés avec la gourde qui rapportent plus que la spéculation sur le taux de change. Une éventuelle orientation de l’investissement requérant des moyens de paiement plus importants en gourdes invitent les banques à modérer les encaisses en dollars. Ces agents intègrent la possibilité d’avoir une politique économique qui repose sur la gourde et bénéficiant des apports de devises. Ce mixage est possible, mais ni les économistes haïtiens ni les organes de l’État n’ont ni produit ni diffusé de réflexions pertinentes sur cette possibilité. L. N. : La gourde a repris de la valeur dans des proportions jamais vues avant. Est-ce une bonne nouvelle pour Haïti ? Frédéric Gérald Chéry : Le défi économique d’Haïti ne se résume pas dans l’appréciation ou la dépréciation de la gourde, mais dans l’apparition d’une production locale diversifiée et abondante assurant aux ménages des emplois plus nombreux, permettant au pays d’exporter davantage et d’améliorer les revenus et le niveau de vie de ses habitants. Si ces objectifs sont atteints, dont l’accès des ménages à une consommation plus forte, le taux de change peut varier ; il n’est pas l’objectif en soi. Toutefois la détente sur le marché des changes permet aux autorités haïtiennes de gagner du temps pour discuter avec les acteurs sociaux de la formulation et de la mise en œuvre d’une politique économique cohérente et soutenue par la population. L. N. : Quels sont les acteurs qui y gagnent ? Quels sont les acteurs qui perdent des billes dans cette situation ? Frédéric Gérald Chéry : Pour l’instant, la situation est instable. Dans le court terme, les individus qui ont l’obligation de payer en dollars devraient gagner. Mais, personne ne peut affirmer que le marché des changes est fonctionnel : acheteurs et vendeurs peuvent y intervenir à tout moment pour accroître leurs encaisses sûres pariant en des changements ultérieurs. La solution serait un éclaircissement rapide des conditions de l’investissement afin de raccrocher la gourde au secteur réel et d’éviter les paniques. L. N. Dans un pays où plus de 35% du PIB dépend des transferts de la diaspora et plus de 62 % de l’épargne est gardée en dollars, assistons-nous à un choc ? À un krach ? À un tournant majeur ? Frédéric Gérald Chéry : On peut croire que les ménages recevant des transferts sont pénalisés avec la revalorisation de la gourde d’autant que les prix à la consommation ne baissent pas. Les détenteurs de transferts auront moins de produits pour leur argent. Il faut viser davantage. L’objectif d’Haïti ne devrait pas d’avoir une population qui vit péniblement des transferts, mais d’avoir une population travailleuse haïtienne, dynamique et conquérante, ici et à l’étranger, à l’instar des autres pays de la région. Si l’économie repart, outre les transferts, les membres des ménages vivant de transferts pourront obtenir des emplois qui rapportent un revenu en plus du transfert. C’est ce qui fera augmenter l’offre locale et rattacher la monnaie au secteur productif Pour parler de long terme, aucun consensus n’est en perspective sur l’orientation de l’investissement et les choix budgétaires pour affirmer qu’Haïti serait à un tournant majeur. Il est trop tôt pour parler des ajustements qui ont lieu sur le court et le moyen terme. Les données de bases de l’économie ne sont pas pertinentes ; la situation politique reste incertaine. Diminuer les dépenses de l’État au moment où les ménages s’appauvrissent n’est pas une finalité. Dans cette économie sous-capitalisée, la crise ne se manifeste pas par un krach financier, mais par l’appauvrissement graduel des ménages. Ce scénario est à l’œuvre depuis de longues années en Haïti. L. N. : Que devraient faire les autorités publiques pour ne pas gaspiller ce sursaut de la gourde ? Frédéric Gérald Chéry : Les autorités nationales doivent montrer clairement qu’elles peuvent adopter deux grandes mesures servant à redessiner le futur. Elles doivent fixer les normes d’exploitation et de rentabilisation des infrastructures de production afin d’y attirer des capitaux locaux et étrangers. En second lieu, elles doivent soutenir l’éducation professionnelle et technique ainsi que dans la recherche en Haïti. Nous ne parlons pas des études à l’étranger. Ces deux réformes qui montrent qu’Haïti prendra une nouvelle orientation pour développer son économie exigeront du temps. Entre-temps, le pays peut mobiliser des réserves de croissance et des sources peu valorisées des revenus venant de certains produits locaux. Pour cela, faudra-t-il que les ménages bouleversent légèrement leurs habitudes de consommation, notamment dans le cas de l’alimentation. Les écoles de cuisine doivent offrir de nouvelles recettes culinaires. Peut-être, en plus du burger week, nous aurons d’autres week pour présenter de nouveaux plats haïtiens. L. N. : Dans votre texte, « Rendre la gourde rare », vous écrivez : “ Une masse trop importante de gourdes reste donc en circulation et sert à organiser les transactions courantes, dont les achats de devises. Il faut diminuer la somme des gourdes affectée à des opérations de court terme afin de provoquer la rareté de la gourde. C’est cette opération que les autorités monétaires et politiques haïtiennes devraient consentir afin de résoudre la crise de la monnaie et de la croissance en Haïti. Il vaut mieux un taux d’inflation relativement élevé facilitant un élargissement de la base productive qu’une restriction du crédit qui conduit à la décapitalisation des entreprises, car si la monnaie est stérilisée, tôt ou tard, elle sera dévalorisée par la hausse des prix.” Vous avez été entendu ? Frédéric Gérald Chéry : Cette phrase avait été lancée pour montrer qu’il est possible d’avoir un autre scénario de l’économie haïtienne. Les autorités nationales peuvent lancer des signaux qui montrent la nécessité de réorganiser l’économie nationale. Mais elles n’ont encore rien montré en termes de réformes profondes. Ils ne peuvent pas rassembler une équipe de chercheurs pour en parler. Quant à l’écoute de la réflexion scientifique, ce phénomène est beaucoup plus complexe, il concerne le système éducatif et l’économie du savoir. Les conditions ne sont pas réunies en Haïti pour avoir des autorités haïtiennes qui écoutent une réflexion venant des chercheurs haïtiens. Ce sujet complexe mérite un autre entretien. Toutefois, face à l’incertitude affectant la gourde, nos décideurs savent qu’ils peuvent faire autrement avec notre monnaie. Mais ils ne sont pas prêts à écouter un économiste qui propose une réflexion et à accompagner un débat autour de ces sujets. L’écoute débute à l’université où les étudiants apprennent à lire, commenter et critiquer les textes produits sur les réalités du pays afin de produire leurs propres réflexions. L’université haïtienne ne pousse pas les étudiants haïtiens à développer cette capacité avec les textes d’auteurs haïtiens. C’est pour cela que les dirigeants et les cadres de l’État ont du mal à lire les réflexions produites par les chercheurs haïtiens, à demander de nouvelles explications à leurs auteurs et à partir de ces réflexions afin d’imaginer des réponses. Ils méprisent les réflexions produites en Haïti et préfèrent solliciter les avis des experts des autres pays où ils ont appris à lire des textes. Cette attitude symbolique explique la crise de l’État et aussi la faiblesse d’Haïti dans la compétition mondiale. Les dirigeants n’écoutent pas les citoyens. Les jeunes s’instruisent, mais ne parviennent pas à améliorer les savoirs locaux afin de stimuler la croissance. Nous savons que les réflexions produites en Haïti sont pertinentes pour montrer les possibilités de corriger la situation actuelle. Mais les textes qui en parlent ne sont ni diffusés ni critiqués. Cette partie du patrimoine national est délaissée. L. N. : Que conseillez-vous aux autorités du ministère de l’Économie et des Finances et à celles de la Banque de la République d’Haïti ? Frédéric Gérald Chéry : Je maintiens ma position exprimée depuis très longtemps qu’il faut remplacer l’économie soutenue pas le café et les denrées traditionnelles par une nouvelle économie qui dispose d’infrastructures de qualité et de savoir-faire améliorés qui aide à reconnecter la monnaie avec le secteur productif. Ces deux premières réformes doivent signifier que nos autorités sont disposées à engager les autres réformes très importantes, dont : l’adoption d’une politique de l’épargne facilitant la mise en place d’une banque de développement et invitant les actifs de nombreux secteurs à cotiser à la protection sociale ; la réforme de la fiscalité devant montrer que le budget sert à potentialiser les jeunes et le secteur productif ; la réforme de l’université qui prépare les jeunes à s’insérer dans le secteur productif avec de nouveaux savoir-faire. Mais, jusqu’à ce jour, Haïti n’a pas un dispositif national pour diffuser la réflexion scientifique et débattre de son contenu afin que tous les acteurs puissent partager les bonnes idées autour d’une vision à long terme de la société. La diffusion de la réflexion scientifique, voici un domaine important de réforme. L. N. : Que conseillez-vous à l’agent économique qui s’arrache les cheveux en ces temps d’incertitude et de crise de confiance en l’avenir ? Frédéric Gérald Chéry : Beaucoup de jeunes haïtiens sont éduqués pour croire que la situation de leur pays empirera. Ce pessimisme dure depuis la période esclavagiste. C’était la manière de présenter l’avenir des anciens esclaves. À force de ne rien faire pour infléchir la tendance, la situation empire. Le pessimisme devient une valeur promue par l’éducation haïtienne qui indique que les Haïtiens ne peuvent rien faire par eux-mêmes et pour eux-mêmes. C’est une question de valeurs et de débat sur les valeurs. Nous savons que la sortie de crise dépend de notre capacité de repenser la société et de consommer différemment. À ce niveau, nous invitons les jeunes Haïtiens et Haïtiennes à revisiter les réserves de croissance de l’économie. Ils devraient innover avec le potentiel dont dispose le pays. Les acteurs haïtiens doivent aussi commencer par ouvrir des canaux de dialogue autour des idées positives sur la société. Cela ne suffira pas. Les autorités haïtiennes doivent restaurer la confiance des citoyens dans l’avenir du pays. L’effort pour l’éducation et l’investissement permettent de vérifier cette volonté. Propos recueillis par Frantz Duval