Le Nouvelliste
Oint, Jovenel Moïse file sur l’autoroute du pouvoir…
July 6, 2020, midnight
Le président Jovenel Moïse collectionne des victoires. Après s’être débarrassé de ses adversaires au Parlement en janvier dernier, ce sont des maires qui s’en vont, sans passer l’écharpe à des successeurs élus. En ce début juillet, le président Moïse, oint par la communauté internationale, les États-Unis en tête, n’a jamais été aussi fort et la démocratisation aussi faible en Haïti. Pour publier, sans débat, des décrets sur des thématiques sensibles, notamment celles relatives au changement de sexe ou à la communauté LGBTI, pour avancer avec le projet d’une nouvelle constitution, en dehors du mécanisme d’amendement, Jovenel Moïse devait avoir les coudées franches. La présidence forte, royale, n’est pas le fruit du hasard. Il a des appuis. Le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH) n’a pas fait de mystère sur ses intentions ni sur sa contribution, en appui au projet du président Moïse. La mission onusienne, mi-juin, au Conseil de sécurité, a, dans son rapport, fait état de sa contribution « à la planification du processus de révision constitutionnelle ». Le président Jovenel Moïse est dans l’air du temps. Les hommes forts ont le vent en poupe. Le président américain, Donald Trump, leur voue une admiration, confirme l’enquête du journaliste américain Carl Bernstein et John Bolton, ex-conseiller à la Sécurité nationale de Trump, auteur de l’ouvrage « The Room Where It Happened ». La transparence, la reddition des comptes, la défense inconditionnelle des droits humains sont accessoires ces temps-ci. La prise et la consolidation du pouvoir sont prioritaires. Ni le Binuh ni le Core Group, lorsqu’il s’agit du processus électoral, ne semblent retenir que, dans les colonnes du journal Le Nouvelliste, 24 juin 2020, le président de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA), Rogavil Boisguéné, a rappelé que le contrat passé avec Dermalog n’a pas reçu d’avis favorable, que l’article 200.4 de la Constitution a été foulé aux pieds. « Sur le contrat entre l’État haïtien et la compagnie Dermalog sur la nouvelle carte d’identification nationale, nous avions donné deux avis défavorables », a-t-il écrit. Le FMI non plus ne pourra prétexter l'ignorance que, même dans des circonstances exceptionnelles provoquées par le dysfonctionnement du Parlement, la CSC/CA n’a été consultée après la publication par l’exécutif d’un document budgétaire. Que l’exercice a été effectué en dehors de la loi du 4 mai 2016 sur l’élaboration et l’exécution des lois de finances. « La Cour constate que le document ''Budget général de la République d’Haïti, exercice 2019-2020'' n’est pas en adéquation avec les dispositions encadrant l’élaboration et l’exécution des lois de finances fixées par la loi du 4 mai 2016 », a écrit la CSC/CA. Si des remarques, quant aux entorses et violations de la loi, sont formulées à nos chefs par des partenaires internationaux, elles ne sont pas connues du public, quasiment habitué au régime du fait accompli, « chèf agi, pwen ba ». Pour le moment, rien ne se met au travers du chemin de l’autoritarisme qui prend forme. Le président Moïse jouit de tous les appuis, bénéficie de tous les silences, dispose de tous les pouvoirs. Sur le plan politique, avec plus d’intelligence qu’on ne lui prête, Moïse consolide son pouvoir. Il avance, à son rythme, vers des élections. À la surprise générale, des gangs, entre-temps, font plus que pactiser. Beaucoup, réputés proches du pouvoir, se fédèrent sous l’égide de « G 9 an fanmi e alye ». Ils ont leurs raisons. Le BINUH, dans son rapport au Conseil de sécurité de l’ONU, vend une mèche. Dans ce rapport, la Commission nationale de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (CNDDR), «doit jouer un rôle clé dans le décaissement de la première tranche de 17 millions de dollars d’un projet financé à hauteur de 40 millions de dollars par la Banque interaméricaine de développement, qui comprend un important volet "travail contre rémunération " dans les quartiers contrôlés par les bandes armées ». La BID a déploré une imprécision dans cette formulation. « Telle que formulée dans le rapport des Nations unies et relayée par les médias, l’intervention de la BID serait essentiellement axée sur les quartiers contrôlés par les bandes armées alors que la sélection des quartiers à couvrir a été faite en fonction de l’importance des populations jeunes, urbaines et vulnérables des chefs-lieux des différents départements, incluant des villes comme Fort-Liberté, Gonaïves et Port-de-Paix », a souligné la BID. Qu’à cela ne tienne. Il y aura de la carotte dans les quartiers. Pour calmer, pour apaiser. Pour donner de la possibilité de battre campagne dans les quartiers. Entre-temps, en attendant les millions qui sortiront des pipelines du Blanc pour arroser dans l’espoir d’apaiser, certains craignent le retour en force du pire. Il serait illusoire de croire que les nouvelles colombes vont vivre en attendant tranquillement les millions promis par le Blanc et le fruit des rackets imposés aux commerçants. Sur le plan économique, le président Jovenel Moïse règne en maître. Il défait des chasses gardées, embarrasse, avilit des bénéficiaires de rentes. Il permet l’émergence d’autres acteurs. Mais la politique pro-business se poursuit. Cette politique favorise le lobbying et le capitalisme de copinage au détriment des consommateurs et des contribuables, au contraire d’une politique laissant jouer la concurrence, la transparence. Les grands contrats ne sont pas publics. Les entreprises bénéficiaires et leurs connexions non plus. La chute de certains ayants droit de l’oligarchie est provoquée pour permettre l’intronisation d’autres oligarques, dans une économie dont l’ADN reste inchangée. Le rapport à la production surannée est inchangé. Les rapports pernicieux entre les classes qui génèrent l’exclusion, la pauvreté et son corollaire la violence n’ont pas changé. Le président Moïse, qui a les bras et pas nécessairement les cerveaux au service de ses grandes ambitions de réformes, continuera sans doute de pomper des décrets qui fâchent. Il continuera ce qui lui réussit jusqu’ici : passer en force, peu importe le coût, peu importe la facture pour le pays, peu importe pour l’économie. Sur les fusils de la police se fracasseront les contestations. Le président Moïse, obnubilé par sa force, peine cependant à entendre le bruit de la colère provoquée par la cherté de la vie, par des décrets sur des sujets sensibles, sans prendre le temps de la consultation, de l’éducation, indispensable au respect de l’autre, de la diversité. La force de ce président tout-puissant filant sur l’autoroute de l’autoritarisme, sans frein, sans contrepoids, est sa plus grande faiblesse.