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Le Nouvelliste

Lieux et mémoires

April 16, 2020, midnight

Chaque jour, nous mettons le feu à notre maison. Ce n’est pas qu’une métaphore pour parler du réchauffement climatique, c’est plus proche et plus intime que cela. Il s’agit de notre ville, de nos quartiers. Ces jours-ci nous avons un petit peu plus de temps, malgré nous, pour regarder, nous apitoyer, rejeter les fautes sur les autres. Il y a des détails qui nous sautent à la figure, nous troublent, nous laissent songeurs. Nous nous rendons un peu plus compte combien nous avons tout perdu, combien nous nous sommes appauvris à tous points de vue. Le constat devient encore plus cruel quand nous réalisons que nous avons perdu de bonnes parts de notre enfance, de notre vie, toutes celles attachées à notre environnement, nos rues, quartiers, édifices, maisons. C’est vrai qu’il y a eu le tremblement de terre de 2010, mais il y a eu, il y a, tous les jours, des interventions malheureuses, grossières, désarticulées, qui noient ce qu’il nous reste de mémoire, nous humilient, nous font douter des choix que nous faisons. Et cela date de bien avant le tremblement de terre. La signalisation n’est pas standardisée, elle se fait au gré de la générosité de compagnies, d’entrepreneurs, de candidats en campagne avec des résultats qui laissent pantois. Notre vie est une somme de détails. Souvent insignifiants, ils marquent, définissent, plantent le décor de notre parcours, nous offrent de solides brouées pour ne pas couler en dérivant sur les fleuves tumultueux du quotidien. Et l’on peut poser la main sur une multitude de souvenirs, comme on le fait sur le garde-corps d’un escalier. Nos centres urbains n’offrent que du vide depuis quelques années; les repères n’existent plus où sont dévoyés. Nous n’avons même pas droit aux choses simples, comme le nom d’une rue ; les noms de rue racontent des histoires, des moments politiques, des partis pris sociaux et idéologiques. Souvent la signalisation n’existe pas. On se souvient. Quelques fois les noms ont été changés volontairement et l’on est tout surpris d’entendre ses vieux parents parler de la rue Alix Roy alors que l’on se trouve sur l’avenue Martin Luther King. Parfois il n’y a plus rien de marqué nulle part. On peut alors se perdre en conjectures : vol, vandalisme, accidents ordinaires. Quelquefois, et c’est troublant et déstabilisant, c’est le nom de la rue qui a été modifié, comme s’il s’agissait d’une mauvaise blague, une caméra cachée pour tester la réaction des citoyens. La rue Carmelo à Port-au-Prince prend un « t » à la fin depuis quelques années, la rue Senghor, perpendiculaire à l’avenue Martin Luther King, où le professeur et critique littéraire Max Dominique a reçu  tant de fois des étudiants de l’École  normale supérieure pour parler de littérature, où beaucoup de jeunes ont découvert avec émerveillement le roman « Manhattan Blues » de Jean-Claude Charles, est miraculeusement  et honteusement devenue la rue « Sergor », comme s’il s’agissait de donner un grand coup de pied au poète Léopold Sédar Senghor, à la négritude et toute sa symbolique. La rue Pressoir, toujours sur l’avenue Martin Luther King, qui porte le nom de l’éminent Catts Pressoir (1892-1954), médecin, géologue, historien, chimiste, auteur notamment de « L’enseignement de l’histoire en Haïti » paru en 1950 et de  « Haïti, monuments historiques et archéologiques » paru en 1952 et  proche du collège Catts Pressoir dont les performances occupent si souvent l’actualité, est devenue la rue « Presson » sans que cela n’émeuve personne ; la rue Dr Bartholy est devenue rue « Dr Batholie ». L’impasse Duverger, à Turgeau, est devenue « Duvergé ». Ceux qui l’ont remarqué constatent avec un certain soulagement depuis quelque temps que le panneau a disparu. Les erreurs matérielles, comme les malentendus, existent. Corriger ses fautes relève de la dignité, de l’honnêteté, de l’humilité. Nous marchons la tête baissée dans la ville, préoccupés par la misère, la mort qui vient, les portes fermées depuis trop longtemps au nez de notre dignité, tétanisés par la honte et le manque. Personne n’a osé encore parler de la peur de se réveiller sans adresse, comme déplacé dans une ville inconnue constituée de terrains vagues, avec des bourrasques qui nous poussent inexorablement vers une falaise. Ceux qui ont habité la rue Senghor avant d’être brutalement obligés de loger à la rue « Sergor », ceux qui ont fréquenté la rue Pressoir et d’autres rues qui ont été renommées par erreur, par bêtise et dans l’indifférence, ont été dépossédés d’une âme, ils sont entrés dans une ère fantôme. L’indifférence et la paresse auront notre peau à tous.