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Le Nouvelliste

Le poison et l'antidote

April 1, 2020, midnight

Le moindre mouvement est synonyme de risque. La moindre pensée nous fait percevoir avec une grande acuité ce mal qui nous guette, qui nous effleure même. Le risque de tomber dans la banalité participe de cette impression d’être en danger. Quels mots, quelles formules nous reste-t-il pour dire la peur devant ces chiffres mis à jour au fil des décès, au fil des trébuchements ? Les murs sont désormais censés nous protéger de nos désirs, du dehors, de ceux que nous aimons, de ceux qui, avant, nous étaient proches, avec leurs mains souillées, leur salive, mixture de virus et de tendresse maladroite. S’éloignent les baisers que nous échangions dans l’embrasure d’une porte, entre un sourire fatigué, un dépit que l’on gardait pour soi, noyé sous les mots sans importance, les faire semblant. Nous sommes assaillis par l’actualité des faillites, les petites hontes, pourtant communes, desquelles nous refusons notre part ; la responsabilité partagée n’est pas une option, quitte à aller très loin, trop loin, dans la virulence et l’imposture. C’est l’autre ! La modernité, le développement des moyens de communication nous ont ouvert des voies royales sur lesquelles nous promenons, du matin au soir, notre haine. Boulevards de pestilence et de lâcheté, bordés de haies derrière lesquelles nous nous cachons. Pourquoi ne pas en finir une fois pour toutes avec l’autre, le juger, le condamner, le pendre haut et court, l’enterrer ? L’empathie, cela n’a jamais été notre fort après tout ! Une accumulation de mots, de petites phrases postés sur les réseaux sociaux ne font pas un contenu viable. Ce sont des fulgurances mortelles et mortifères qui consolident les cloisons de la haine, du mépris social. Le bonheur de pouvoir dire devient questionnable, douteux, suspect, gênant, quand on s’autorise à tout dire, de manière décomplexée ; traiter son compatriote de « rustre », de « kokorat » et que savons-nous encore, s’attribuer le beau rôle, la place de celui ou de celle qui est au-dessus de tout, faire savoir à toutes et à tous que l’on a fréquenté l’université, que ses parents et ses grands-parents étaient des gens instruits,  bref, de ceux que l’on appelle les « winners », ceux auxquels 1804 et toutes nos petites révolutions ont été vraiment utiles. Le voisin, lui, il fait partie des « loosers » et il faudrait qu’il se confine dans sa crasse, son non-savoir, son bruit, sa rusticité, loin des couloirs des ambassades et consulats, des salons, des « clusters » où l’on défend « La cause du peuple ». Afficher nos différences est obsessionnel depuis plus de deux siècles.  Covid-19, un mot très laid en lui-même et pour sa charge sémantique, est en train de tout relativiser.   Depuis plusieurs semaines, le monde se lève et s’endort avec la mort. Un virus voyageur nous arrive sous la forme d’une grippe létale dont la façon la plus efficace de s’en protéger jusqu’ici est la distanciation sociale et le lavage des mains. La vie n’est jamais avare de paradoxe, on dirait l’apothéose de ce refus obstiné de « mêmeté » qui s’exprime de manière tellement violente que nous ne sommes même pas arrivés à créer une école républicaine où tous les enfants nés sur le territoire apprendraient la même chose, ne serait-ce qu’à l’école primaire. Le coronavirus ajoute de la désespérance à nos désespérances, du malheur à nos malheurs. Aucune décision ne sera suffisante pour nous permettre de faire face aux mauvais jours. Les prévisions, si elles sont terribles, si tous nos rendez-vous désormais sont des derniers rendez-vous, demain appartenant beaucoup plus au Covid-19 qu’à nous-mêmes, si nous constatons l’inutilité des agendas, la mise à plat du paraître est, heureusement, en train d’émerger en même temps, malgré nous et nos préjugés qui remettent en question jusqu’à la fondation de la République, qui contredisent systématiquement et de manière éhontée sa devise « Liberté, égalité, fraternité », des questionnements plus équilibrés, mais aussi des doutes - le doute est l’allié du savoir - sur les manières d’être et de faire. Parce que l’un des meilleurs moyens de tout modifier, c’est de laisser le doute s’instiller, devenir le poison et l’antidote.