Le Nouvelliste
Sur la vie chère en Haïti, Rosny Desroches écrit à Frantz Duval
May 6, 2020, midnight
Monsieur Frantz Duval Rédacteur en chef du Nouvelliste Monsieur le Rédacteur en chef, Je vous remercie d’avoir publié mon article intitulé « Après le coronavirus, il faudra que les choses changent en Haïti » et d’avoir bien voulu servir de relais dans le cadre de deux éditoriaux, entre des importateurs de riz, dont M. Eddy Deeb, et moi, pour échanger autour de la question de la différence de prix, en ce qui concerne le riz, entre Haïti et la Jamaïque. Dans ma première réaction aux propos de M. Deeb, comme vous l’aviez très justement mentionné, je n’avais pas répondu directement à son argument, selon lequel le prix plus bas à la Jamaïque, malgré des droits de douane de 25% sur le riz, contre 3% chez nous, s’explique par le fait que ce pays importe son riz de deux autres nations de la CARICOM, Guyana et Surinam, sans percevoir de droit de douane, étant donné qu’il s’agit d’un marché commun. Je me réservais d’aborder cet argument après avoir obtenu plus d’informations sur les fournisseurs de riz à la Jamaïque. Les prix que j’avais fournis étaient corrects. Ils proviennent d’une base de données internationale : NUMBEO. L’information supplémentaire fournie par M. Deeb est également correcte et permet de faire avancer le débat. En effet, la Jamaïque importe seulement 5% de son riz des Etats-Unis, 64% de la Guyane et 27% de Surinam. Mais le problème fondamental sur lequel nous voulions attirer l’attention des décideurs, des commerçants et du public en général, c’était le coût de la vie en Haïti, par rapport à celui des pays voisins et en regard du faible pouvoir d’achat de notre population. Déjà dans ma réaction initiale, j’avais signalé que le coût de la vie en République dominicaine était plus bas qu’en Haïti de 37.22 %. Toujours, selon les données fournies par Numbeo, à la Jamaïque, le coût de la vie est plus bas qu’en Haïti de 26.17%. A Cuba, il est de 40.26% plus bas qu’en Haïti, sans tenir compte des loyers qui sont 84.58% plus bas qu’en Haïti. Même aux Etats-Unis, la première puissance économique du monde, le coût de la vie (en dehors des loyers) est de 1.49% plus bas que chez nous. Les pratiques commerciales, économiques et tarifaires mises en place par nos dirigeants ne protègent donc ni la production nationale ni le consommateur. Le riz de la Jamaïque, que nous avions cité dans notre article, n’était certes pas le meilleur exemple pour illustrer la différence de prix avec Haïti, en raison du marché commun de la CARICOM, dont la Jamaïque a su tirer parti. Je le concède. Mais si nous considérons deux autres produits, le poulet et les œufs, que la Jamaïque importe en quantité des Etats-Unis par exemple, US $ 22 millions pour l’un et 21 millions pour l’autre, ce pays arrive à les mettre à la disposition de sa population à un coût moindre qu’en Haïti, malgré l’application d’un tarif douanier assez élevé. Pour ces deux produits, Haïti ne perçoit aucun droit de douane, alors qu’à la Jamaïque, le tarif est de 40% pour les œufs et de 20% pour le lait. Par contre, le consommateur haïtien paie sa douzaine d’œufs à US $ 3.50 contre $ 2.50 à la Jamaïque. L’Haïtien paie sa livre de filet de poulet à $ 4.50 et le Jamaïcain à $.1.85. En Haïti, le seul PMA (pays moins avancé) du continent, le coût de la vie est le plus élevé de la région. Le gouvernement, les ministères des Finances et du Commerce ne peuvent rester silencieux face à ces questions. Ils doivent apporter leur éclairage et faire connaitre les dispositions qu’ils se proposent de prendre pour y remédier. Ce que l’Initiative de la Société Civile veut entreprendre, ce n’est pas une campagne contre les importateurs. Ils ont un rôle essentiel à jouer dans la cité, mais ils doivent le faire en tenant compte du bien commun. Ce que nous souhaitons, c’est un débat public et ouvert sur des questions économiques essentielles. C’est dans ce but que nous avons lancé ce processus de réflexion et de concertation sur la dynamisation de l’économie haïtienne. Les commerçants peuvent aussi participer à ce débat, qui intéresse, au plus haut point, chaque Haïtien et chaque Haïtienne. Les importateurs ont peut-être des points de vue ou même des revendications à faire valoir. Si l’économie se développe, ils pourront augmenter leurs chiffres d’affaires, avec des marges de profit qui ne mettent pas en péril l’intérêt collectif ni la survie du consommateur-citoyen. Ils peuvent également, à partir de leurs capitaux, stimuler la production nationale. En tenant compte de l’intérêt général, ils pourront contribuer à préserver la sécurité physique, foncière, juridique, alimentaire et sanitaire ainsi que la stabilité sociale et politique de la nation. Aujourd’hui, tous les secteurs admettent que ce pays continuera à s’enfoncer dans le chaos et l’ingouvernabilité si nous n’acceptons pas d’entamer un véritable dialogue national. Il ne faut pas s’imaginer que ce processus se fera en une semaine, ni même en un mois, dans un centre de conférences. Le Nouvelliste et la presse en général peuvent constituer des facilitateurs pour ce dialogue, qui sera long et laborieux. Ce processus de dialogue devra déboucher sur des négociations en vue de la conclusion d’un « New Deal haïtien .» Nous autres, à l’Initiative de la Société Civile, c’est l’un des objectifs que nous nous sommes fixés. A partir du moment où nous prenons la décision de vivre dans ce pays, nous devenons responsables et solidaires les uns des autres. Pour parodier le pasteur Martin Luther King Jr, nous pouvons soit « avoir l’intelligence d’apprendre à vivre ensemble ou au contraire, de périr ensemble comme des imbéciles ». Monsieur le Rédacteur en chef, je vous saurais gré de bien vouloir publier ce texte, dans les colonnes imprimées et numériques du Nouvelliste, afin de faire avancer le débat sur ces questions combien importantes pour la survie même de notre nation. Avec mes salutations distinguées. Rosny Desroches