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Le Nouvelliste

Électricité : Le dilemme de l’argent

Aug. 19, 2020, midnight

Mégawatt après mégawatt, l’Électricité d’Haïti (ED'H), qui avait le monopole de la production, du transport, de la distribution et de la vente, s’est enfoncée dans des pertes techniques et financières abyssales. L’entreprise s’est installée dans un cycle de déficits chroniques et ne survit que grâce aux subventions publiques. Seul l’Etat haïtien paie ce que même ses institutions les plus solvables refusent de payer. L’entreprise est criblée de dettes et insolvable en ce mois d’août 2020. Pour faire revivre l’EDH, sous une forme ou sous une autre, pour redonner de l’ambition au secteur, pour tenir une promesse présidentielle de donner le courant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, le gouvernement haïtien a besoin d’argent. De beaucoup d’argent. D’autant que les ambitions sont connues : installer et distribuer 520 mégawatts additionnels sur le territoire à partir de turbines à gaz, de centrales solaires et de moteurs thermiques et des capacités hydroélectriques de Péligre. 520 mégawatts pour tenir une promesse Pour ce plan pharaonique, il faut des centaines de millions de dollars pour acheter de nouvelles capacités productives d’électricité et autant de millions pour faire marcher le monstre dans l’attente d’hypothétiques jours meilleurs où les consommateurs d’électricité se transformeront en clients de l’ED'H ou de sa remplaçante. Les bons mois de l’ED'H, moins de trente pour cent de la production a été effectivement vendue. Peu de clients honorent leur facture mensuelle. En Haïti, avoir accès au courant électrique produit par l’ED'H ne signifie pas pour autant être un abonné régulier de la compagnie. Les pertes techniques, dues à la vétusté du réseau, et les pertes non techniques, nom pudique du vol de courant, tuent l’entreprise chaque jour un peu plus. Pour trouver les millions de dollars par centaines, le gouvernement haïtien, qui ne peut pas s’adresser au marché international des capitaux, cherche à conclure la plus importante transaction financière jamais réalisée par l’État haïtien auprès de créanciers privés. Personne ne se bouscule pour le moment. L’ED'H, ces dernières décennies, a épuisé tous ses partenaires nationaux et internationaux qui se sont cassé les dents en tentant réformes, projets et financements sitôt annoncés, exécutés ou abandonnés sans rien changer de vital pour l’entreprise. En dernier recours, le gouvernement Jouthe veut emprunter du secteur bancaire national une somme comprise entre deux cent cinquante et cinq cent millions de dollars pour financer l’augmentation des capacités nationales de production d’électricité, a appris Le Nouvelliste. La somme devrait aussi servir à renflouer les entreprises et institutions - Autorité aéroportuaire nationale (AAN), Office national de l’aviation civile (OFNAC), Autorité portuaire nationale (APN), Conseil national des télécommunications (Conatel), et la Banque nationale de crédit (BNC) - qui serviraient de garantie pour le prêt en plus de la garantie souveraine de l’État haïtien adossée à la Banque de la République d’Haïti, selon plusieurs source. Interrogé sur le montant exact que recherche le gouvernement pour ses projets électriques, le premier ministre Joseph Jouthe a indiqué au journal "au fait nous conduisons plusieurs négociations dont certainement au niveau local cependant je me garde de vous donner le montant maintenant puisque nous avons identifié d'autres projets en attente de financement ". " Pour les garanties, le gouvernement est en train d'identifier plusieurs sources pour les garanties à travers une meilleure gestion des organismes autonomes et déconcentrés, dont une meilleure gestion des fonds et des biens publics ", a poursuivi le chef de gouvernement. . quel que soit la somme elle s’ajoutera aux cent cinquante millions de dollars en provenance de Taïwan qui financera la réhabilitation du réseau de transport de l’électricité.  Selon les informations dont dispose Le Nouvelliste, la Turquie sera un fournisseur, un partenaire comme un autre, pas un gros donateur au projet. Le premier ministre Jouthe présente aussi l’Inde comme un partenaire financier possible et un donateur de pompes solaires, entre autres. Il existerait aussi des sources de financement que les membres du gouvernement refusent d’identifier pour le moment pour la presse. Il faut dire que dans ce dossier, si les objectifs sont constants, les montages financiers changent souvent. Au gré des réponses. De la continuité de l’État et du respect des engagements Plusieurs options sont sur la table. Selon les informations disponibles : les banques haïtiennes peuvent se syndiquer et prêter la somme à l’État ; l’État peut émettre des bons auxquels les entités financières privées et publiques pourraient souscrire ; il serait aussi possible d’utiliser les réserves de changes de la République ou les réserves obligatoires stériles des banques détenues à la BRH pour alimenter le prêt. La dernière option serait de construire les infrastructures pour livrer les 520 mégawatts à partir d’un cocktail avec une part de toutes les options qui sont sur la table en espérant que des bailleurs de fonds de l’international, pays amis ou institutions multilatérales, rejoindront l’effort. Les observateurs se posent des questions sur la viabilité d’un tel prêt quand on connaît les difficultés chroniques de l’Électricité d’Haïti (EDH) et la gestion opaque des institutions garantes. Il y a aussi des questions sur les conséquences pour le change et le coût de la vie d’un prêt aussi important qui va drainer vers l’extérieur une bonne part de nos devises sur une longue période. Enfin, quelle est la soutenabilité d’un projet nécessaire -plus d’électricité- mais qui n’est accompagné d’aucune réforme ni de projets productifs concrets dans un pays handicapé par son important service de la dette (3e poste de dépenses du budget en exécution) ? Il y a aussi des questions sur les garanties que le gouvernent haïtien et sa Banque de la République d’Haïti (BRH) peuvent accorder après des incidents récents sur des contrats, des lettres de crédit et autres engagements pris par des personnes ayant titre et qualité qui sont révoqués par d’autres, cassant, sans les réparations convenues, la chaîne de la continuité des obligations. Personne n’a le temps de prendre les meilleures décisions Voulons-nous de la lumière pour la lumière ? Des dettes astronomiques pour les générations futures ? Ou prendre le temps de monter un vrai projet ? Quelles sont les études sérieuses qui ont déterminé de combien de mégawatts le pays a vraiment besoin et de combien disposent les Haïtiens dans leur ensemble pour payer leurs factures d'électricité ? Il y a l’idéal et le réaliste. Le soutenable, le durable et l’irréaliste. Qui fait la part des choses froidement ? De combien d’heures d’électricité a-t-on besoin par foyer ? De six heures, de huit heures, de douze heures, de dix-huit heures ? Quel doit être le coût du kilowattheure pour permettre à l’EDH d’être rentable (non déficitaire serait déjà un bel objectif) et aux consommateurs de payer ? Qui a fait les projections croisées entre le coût de la production de l’électricité (équipements, carburant, entretien, amortissements en devises) et la facture en gourdes avec une monnaie qui ne fait que perdre de la valeur chaque année depuis 1985 ? On peut avancer avec un projet extraordinairement ambitieux, mais la vie chère et le chômage ne vont pas disparaitre quand la lumière éclairera tout le pays. Comment faire payer le juste prix de l’électricité à une plus grande portion d’une population qui s’appauvrit un peu plus chaque année dans un pays où depuis les années 2000, l’électricité est devenue un droit acquis gratuit dans beaucoup de quartiers ? Comme souvent en Haïti, les motivations sont honorables, les rêves sont magnifiques, mais on n’a pas de temps pour les réflexions posées parce qu’on n’a jamais cru que réfléchir et planifier posément sont nécessaires. L’absence, jusqu’à date, de tout acteur financier international pour accompagner le méga-prêt inquiète aussi. L’État haïtien ne respecte sa signature que si une institution internationale est partenaire. Les attaques politiques contre des pans entiers du secteur privé sont dans tous les esprits. La nationalisation de fait de certaines activités ne laisse pas de bons souvenirs aux banquiers qui assistent depuis des mois aux difficultés de leurs clients impactés, directement ou indirectement, ou ruinés par des décisions politiques. L’État haïtien ne lance-t-il pas lui-même des mises en garde aux acteurs privés de la finance haïtienne avec ces signaux ? Le sort fait au secteur touristique, incité puis lâché, ses hôtels vides ou fermés, alarme. Même les privatisations réussies des années 90 et suivantes et la concurrence déloyale qu’encourage l’État haïtien lui-même contre des entreprises dont il est un actionnaire important ne rassurent pas. Les investissements ne sont pas aimés de l’État en Haïti et un prêt est avant tout un investissement pour les deux parties contractantes. L’argent des banques est l’argent des clients. Au pays du courant gratis et de l’État pauvre, qui va mettre la charrue de l’espoir avant les bœufs travailleurs ? Qui va parier sur les ampoules au pays de la production en berne ? Depuis les années 2000, le courant électrique est sorti des schémas de développement pour devenir un enjeu politique, rentable pour très peu d’acteurs, pas pour le pays. Le black-out national est devant le dilemme financier. Si le méga-prêt n’est pas bien ficelé et l’État menotté par de solides garanties, les banques haïtiennes, réputées prudentes, jouent leur avenir et aussi le nôtre… L’argent des banques est l’argent des clients, aiment rappeler les banquiers avertis. Le pays, en la vingtième année du XXIe siècle, a un grand besoin d’électricité. Un président a fait la promesse de relever le défi. Il faut trouver la meilleure option pour éviter les courts circuits faciles et les courts-circuits calamiteux. Frantz Duval