Le Nouvelliste
Les fabricants de la ville
Oct. 24, 2019, midnight
Qu’y a-t-il de commun entre une servante, une madan sara, un marchand de pap padap, un chauffeur de taxi, un manifestant et un bandit ? L’entretien de notre quotidien. Il y en a qui gèrent notre maison, d’autres nous apportent la bouffe. Certains mettent à jour, grâce à leur blouse bleu et rouge, le compte de nos portables. Tandis qu’à moto ou en voiture, nous nous rendons à notre « pénitence » tout en nous servant du récepteur d’un témoin ambulant pour prendre le pouls de notre métropole exsangue et des turpitudes de nos « comédiens ». Le dernier, quant à lui, est notre horloger. Celui qui fixe l’heure de notre sortie et de notre rentrée.À vue d’œil, ils sont invisibles tant ils occupent notre intimité. Nous nous lâchons en leur compagnie, leur confions nos frasques, les injurions correctement quand ils franchissent notre cinq - mètres - cinquante. Leurs sens restent les seules armes qu’ils emploient pour « brasser » la rue à chaque fois que l’occasion se présente. Tel voyant un véhicule qui tombe en panne ou qui échoue dans un égout trouve une aubaine pour s’octroyer le repas de la journée. Tel qui saute avidement sur une manifestation au Champ de Mars pour soutirer sa part de la « recette ». Tel autre essuyant effrontément les vitres d’une voiture coincée dans un embouteillage monstre sous le regard glacial du conducteur à qui il réclame un peu de charité. N’ayant pas droit à l’avenir, ces artisans du présent se contentent de l’instant pur. Une marchande qui vend à crédit à un client parce que celui-ci lui confie que ses enfants n’ont rien avalé de la journée. Un mendiant qui tend sa main à chaque passant pour bénéficier de la miséricorde du bon samaritain. Le cabotin du marché qui promène son assiette de marmite en marmite pour combattre le « gaz ». Le recycleur qui cherche nerveusement dans la ravine Bois-de-Chêne un objet ayant une quelconque valeur. L’étudiant qui espère trouver un camarade mieux loti pour lui arracher amicalement les frais de transport et de nourriture. Avec eux, c’est le règne de l’audace, du déchirement, de l’automutilation.« Ayiti pa nou an diferan », reconnaissent-ils en leur for intérieur. En réalité, ils y sont étrangers. À tout : école, église, Parlement, ministères, Primature, Palais national. Leurs rejetons pullulent les lycées et les « Chez-Toto » de la république, véritables voies de garage de l’éducation. Le pasteur et le prêtre leur assignent les tâches ingrates : concierge, lessiveuse, petit personnel. Leur zèle n’a d’égal que leur candeur envers la condescendance pastorale. Les parlementaires, quant à eux, les entretiennent comme une armée de réserve. Manifestations, casses, mises à feu, « lòk » commandités ou improvisés, répressions forment le cocktail de leur recette. Quand ils ne sont pas mobilisés pour lesdites besognes, ils arpentent les ministères. Ou ils investissent l’extérieur de ces lieux « légitimes » quand les vrais détenteurs de ces caciquats ne leur donnent pas des « contrats ». Ou l’intérieur, lorsque ledit contrat ou ladite nomination consacre leur présence dans ces temples de l’insignifiance, les muant souvent en bourreaux de leur propre condition.Pour eux, palais national et Primature riment avec convoitise et méfiance. Ces prisonniers de l’Haïti officielle dégoulinent devant les témoins de leur enfer, craignant parfois de s’en approcher de peur d’être rappelés à leur condition de biens meubles. Même s’il reste les éruptions populaires, cette parenthèse anarchique où tous les coups sont permis.Telle une fourmilière, ces artistes de la survie assiègent la ville. Cette ruche où grouillent pestilence, promiscuité et violence. Ici, fatras rime avec bouffe, baise, « brasse ». Les femelles s’adonnent aux « bak sirèt », « pèpè » et « aleken » pour masquer leur « générosité ». Une générosité si généreuse qu’elle colonise les diverses artères de la capitale à toute heure. Des corridors aux abords. Les moins effrontées, ayant déjà quitté le calendrier, s’abandonnent à la main tendue. Les mâles, ces éternels infantiles, se nourrissent de Cristiano, Messi et Neymar. Ils ont la fibre sportive dans le sang. Contrats, scores, feuilles de matches, ces maîtres du ballon rond restent à l’affût des secrets croustillants publiés dans les potins inventés ou vérifiés. Ces colporteurs du mirage sportif, même quand ils ont un « degaje », cadencent leur temps en matches et en cancans sur les « shorties ». La boubout du quartier ou nouvellement conquise prend parfois le pas sur la dernière montre de Neymar. Bière, ti plat, cigarettes, joutes interminables sont le menu du jour. La politique, selon ces géniteurs impénitents, reste une affaire de mauvaise foi chez les politiciens. « C’est eux, les artisans de notre malheur. Fòk g on revolisyon ki fèt nan peyi a wi. Yo tout se vòlè », tente le plus hardi lors des émulations. Et puis, on passe à autre chose. Pour le logis, n’en parlons pas. Mieux vaut vivre à Port-au-Prince qu’en dehors. Une moto suffit. Avec une boubout, bien sûr. Et des enfants sans doute. On n’a cure de l’urgence écologique. On s’en souvient chaque fois que quelques gouttes de pluie arrosent le toit de la maison et ce qui s’y trouve. Chaque fois que les averses rappellent le tic-tac du danger. « Men kisa w vle m fè ? », se justifie celle ou celui qui plonge dans son androïd, postant un dernier selfie, le masquant de filters et des derniers tours de Facebook.Ces funambules du quotidien font du détour, de la fourberie, de la rivalité leurs armes. La guerre de tous contre tous les suit partout et en tout. Mais l’Haïti autre repose sur leur échine. N’est-ce pas le poète Carl Brouard qui leur rappelait ainsi leur condition à travers cette harangue dont la sève ravive toujours les esprits avertis : « Vous, les gueux, les immondes, les puants […] vermines, putains, infirmes qui traînez vos puanteurs lourdes de mouches. […] Vous êtes les piliers de l’édifice : Ôtez-vous et tout s’écroule, châteaux de cartes. Alors, alors, vous comprendrez que vous êtes une grande vague qui s’ignore. »