Le Nouvelliste
Poursuite de l'indifférence des démocrates pour l'électorat haïtiano-américain de la Floride
Sept. 16, 2020, midnight
En visite à Miami pour courtiser le vote des minorités, la candidate démocrate à la vice-présidence a fait la part belle aux électeurs vénézuéliens, afro-américains et juifs au moment où elle s’est contentée dans le même temps, selon le Miami Herald, d’un simple « Sak pase » à l’endroit de la communauté haïtiano-américaine dont la plupart de ses leaders l’ont en travers de la gorge d’avoir été absents du planning des activités de campagne de Kamala Harris. Une situation apte, selon le quotidien floridien, à raviver les sentiments de mise à l’écart d’une bonne partie de la communauté noire du sud de la Floride qui s'est longtemps sentie négligée par les politiciens démocrates, notamment par l'équipe de campagne de Joe Biden indexée pour être toujours présente dans la communauté hispanique pendant qu’elle oublie la communauté haïtienne. « Depuis 2008, je constate que le débat à propos du manque d’égard des démocrates vis-à-vis des électeurs haïtiano-américains revient toujours quelques mois avant chaque présidentielle aux États-Unis », a fait remarquer Farah Larrieux, très active au sein de plusieurs associations de migrants en Floride pour l’obtention d’un statut permanent et légal, pour qui l’article du Miami Herald ne fait qu’enflammer un débat que les Haïtiens réactivent tous les deux ans lors des élections législatives et présidentielle. Toutefois, a poursuivi Farah Larrieux, les Haïtiens ne se posent jamais ces questions: pourquoi cette attitude du leadership du Parti démocrate vis-à-vis des Haïtiens ? Comment porter les leaders du Parti démocrate à avoir plus d’égard pour l’électorat haïtiano-américain? « Nous ne faisons que ruminer le problème et acculer le Parti démocrate ou les candidats démocrates sans pour autant chercher une solution », a déploré l’ancienne bénévole dans la campagne présidentielle du sénateur Barack Obama en 2007. Vivant aux États-Unis depuis 15 ans, Farah Larrieux en est à sa quatrième élection présidentielle qu’elle s’apprête à scruter le 3 novembre 2020. Depuis 2019, elle est responsable de la campagne d’engagement civique pour le Florida Immigrant Coalition (FLIC) dans le comté de Broward avec pour responsabilité notamment de superviser l’enregistrement des électeurs dans les communautés minoritaires, incluant la communauté haïtienne de la Floride. « Ce travail me permet de dialoguer avec les électeurs haïtiano-américains; d’entendre leurs préoccupations, leurs besoins et leurs demandes ; et de savoir qu’elles sont leur perception et compréhension des élections américaines », a précisé Larrieux avant de rendre les Haïtiens responsables de cette attitude envers les démocrates par rapport à la communauté haïtienne. Durant son escale, Kamala Harris a surpris des électeurs potentiels vénézuélo-américains dans un restaurant à Doral, lors de sa participation à une table ronde en compagnie de leaders de la communauté afro-américaine à la Florida Memorial University à Miami Gardens alors que des dirigeants haïtiano-américains, notamment Philippe Bien-Aimé, le maire de North Miami, contactés par le Miami Herald, ont indiqué qu'ils n'étaient pas invités à rencontrer la candidate démocrate. Contrairement à ces derniers, la militante haïtienne, Marleine Bastien, a reçu une invitation de l’équipe de Harris qu’elle a préféré décliner. « L’invitation m’est parvenue mercredi soir très tard pour participer à une séance de photo avec Kamala Harris […]. Ce n’était pas une invitation à participer à la table ronde, sinon je me serais assurée de me faire remplacer », a tenu à clarifier Marleine Bastien, directrice exécutive de FANM, qui n’a que moyennement apprécié l’invitation de dernière minute alors qu’elle rentrait à peine d’un long voyage. « En ce qui a trait au traitement réservé aux Haïtiens par le Parti démocrate […] Il revient à nous de forcer les candidats à nous prendre au sérieux. Les Haïtiens sont à majorité démocrate. Toutefois, ils ne doivent pas prendre notre vote ni pour acquis ni à la légère », a déclaré Marleine Bastien, exhortant les électeurs haïtiano-américains à voter en bloc et à soumettre en échange aux candidats un plan, une stratégie capable de refléter les desiderata de la communauté. Invité par Le Nouvelliste à livrer sa compréhension de cette situation, à savoir pourquoi les démocrates cherchent agressivement les votes des Latinos, alors que la diaspora haïtienne de la Floride se sent négligée dans la campagne électorale, l’économiste Joseph Harold Pierre a estimé que la réponse à cette question multidimensionnelle et inclut le très faible poids que représentent les Haïtiens dans l’électorat de la Floride, la traditionnelle sympathie des Haïtiens pour les démocrates et la politique étrangère de Trump envers Haïti. « Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un rejet, ce qui n’a aucune explication rationnelle dans le cadre d’une campagne électorale, même si cette attitude pourrait coûter quelques votes aux démocrates. L’argument de rejet serait valide dans d’autres contextes de l’intégration des Haïtiens aux États-Unis et pourrait s’expliquer par la longue tradition de l’institutionnalisme historique axé sur la dépendance au chantier (path-dependency) », a fait savoir le doctorant en sciences politiques à Nottingham Trent University en Angleterre qui écrit sa thèse sur la démocratisation et l’antipolitique en Amérique latine. « Il a été trouvé que moins de 20% des 50 000 Haïtiano-Américains qui ont participé aux élections de 2016 en Floride du Sud, spécialement à Palm Beach et à Broward County, ont voté pour Trump. […] Aussi l’importance accordée aux Latinos aux dépens des Haïtiens répondrait-elle à une logique ancrée dans les théories des campagnes électorales, de l’identité politique et des clivages », a commenté le professeur d’université, actuel doyen de la Faculté d’économie de l’Université Notre-Dame. « Un autre prisme d’analyse du peu d’importance accordée à la communauté haïtienne de la Floride du Sud est la politique étrangère des États-Unis vis-à-vis d'Haïti et de l’Amérique latine. La politique de Trump vis-à-vis d'Haïti renforcerait la tradition des Haïtiens de voter pour les démocrates », a analysé le professeur Joseph Harold Pierre pour qui, le support de Trump à la présidence de Jovenel Moïse aurait tendance à pousser la diaspora haïtienne, l’une des plus attachées à son pays d’origine, à voter sinon pour les démocrates mais contre Trump. Bien qu'il ait traité Haïti de « pays de merde » et malgré les efforts de son administration pour mettre fin au TPS des sans-papiers haïtiens, le président Donald Trump, candidat à sa succession, depuis 2016 quand il s'était rendu à Little Haiti, tente toujours d'attirer le vote haïtiano-américain. Interrogée par le Miami Herald, Djenane St-Fleur Gourgue, vice-présidente de la Chambre de commerce haïtiano-américaine à Broward, a fait la déclaration suivante : «D'après ce que je vois, Trump a déjà gagné si – à Broward et à Miami – l’issue repose sur le vote haïtien […] Les démocrates ne savent pas ce qu'ils font. » Elle a ensuite fait part au journal floridien des contacts de l'équipe du candidat américain avec des représentants de la communauté haïtienne pour une prochaine visite dont la date exacte n'a pas encore été communiquée. Sans respect visible pour la communauté, a tranché Gourgue, y compris un siège à la table lorsque Harris ou Biden viendra en ville, le Parti démocrate devra peut-être se préparer à une répétition de 2016 lorsque les démocrates n'ont pas réussi à mobiliser les électeurs haïtiens en faveur de Clinton. Même la cheffe de cabinet de Kamala Harris, Karine Jean-Pierre, qui est d’origine haïtienne, pourra ne pas suffire.