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Le Nouvelliste

Nos blessures

May 22, 2020, midnight

Nous sommes tous blessés. Sans exception. Par la cumulation de ratages, d’ incompréhensions, l’incapacité de nous remettre du départ vers l’étranger, de parents et d’amis, partis pour se donner une chance d’exister. L’évidence que l’avenir est hypothéqué, compromis nous déconcerte, nous fragilise, nous fait remettre en question jusqu’à nos vies propres. La vie est une charge, quand on a passé l’âge d’être romantique ou béatement optimiste. On s’en rend compte tous les jours. Lire, entendre, ce qui s’écrit et se dit sur les médias sociaux par le commun des compatriotes, dans les médias classiques par des leaders d’opinion, des porteurs de paroles intéressés, naïfs ou bêtes, nous fait basculer tout de suite dans des questionnements absurdes, des souhaits improbables, qui, à force d’êtres ruminés se transforment au mieux en mal de vivre, au pire en amertume. Il y a très peu de parade, pas de lieu où s’abriter pour se préserver. La bêtise vient vous chercher peu importe où vous vous cachez, elle prend quelquefois la forme de la logique et de la raison, met un masque de bonté pour vous tromper; elle trouve sa légitimité par le nombre de gens qu’elle est capable de rameuter, elle vous assène sa vérité enrobée de bruits, de désordres malsains et toxiques. Il est inutile de se demander « comment en est-on arrivé là ? » on immergerait dans un grand fleuve d’explications, les unes plus plausibles et plus évidentes que les autres. Nous sommes les frères et sœurs ennemis les plus proches, les plus soudés du monde, malgré nous, et, pendant longtemps encore. Nous mourrons des mêmes maux, de la connerie d’abord, ensuite de tremblement de terre, des phénomènes naturels, de pandémie, juste parce que c’est plus facile de se battre, de menacer de bruler, de tuer, de passer à l’acte et de ne pas pouvoir reconstruire ce qui a été détruit. Les aunes au moyen desquelles nous mesurons mutuellement nos actes sont faussées. Les tribunaux que nous érigeons dans les médias pour les besoins de notre colère et de nos intérêts, se retourneront contre nous, dans la mesure ou la vie républicaine fait tourner les opinions, les conceptions et ne met jamais à l’abri de surprises. La vie est une longue recherche de perfection et de bien-être. Quand, pour diverses raisons, des forces veulent freiner cette recherche, naissent alors, légitimement, des colères, des révoltes et c’est à partir d’elles qu’ont été écrites les plus belles pages de l’histoire de l’humanité, que sont nées les plus beaux refrains et c’est d’elles, en partie, que l’on extrait le courage, la détermination d’aller de l’avant, de croire que tout peut être transformé, refait différemment, au profit de tous. Mais il faut avoir la lucidité pour ne pas tout faire passer par la trappe comme si aucun jour n’avait compté, comme si la beauté n’avait jamais traversé les lieux et les regards. Les mauvaises leçons, les erreurs comportent autant d’enseignements que les victoires. Il faut sauver des mémoires, des désirs, des réussites, des demi réussites et même quelques échecs. Tous les aspects de nos vies et de nos dérives peuvent nous servir à modeler ce futur que nous construisons à reculons, avec l’éternelle question qui porte nos dépits : il y a-t-il une seule bonne raison de continuer à avancer ? Il était une fois un pays défait, né dans la douleur, incapable de trouver ses marques, qui n’a expérimenté que des malaises et dont la gestion et la perception n’ont provoqué que des blessures à la majorité : purulentes, infectieuses et dont la gangrène affecte aujourd’hui tout le monde. Il faut couper des membres, il faut maintenir en vie ce corps qui nous abrite. Le prix à payer est élevé. Il sera une fois un pays, peut-être, où l’on aura découvert comment avoir moins le mal du passé, comment réparer les vivants, pour emprunter le joli titre de la romancière Maylis de Kérangal. Nous vivrons certes avec les cicatrices, mais elles seront une forme de mémoire, donc utile.